Ça parle de quoi ?
Véritable plongée dans les arcanes de l'empire américain, The Apprentice retrace l'ascension vers le pouvoir du jeune Donald Trump grâce à un pacte faustien avec l'avocat conservateur et entremetteur politique Roy Cohn.
Success(ion) story
En 2022, Ali Abbasi faisait sensation au Festival de Cannes avec Les Nuits de Mashhad, enquête inspirée de faits réels sur une série de féminicides dans l'Iran du début des années 2000. Deux ans et un Prix d'Interprétation Féminine (pour Zar Amir Ebrahimi) plus tard, le réalisateur a fait son retour sur la Croisette, avec une autre histoire vraie : celle de l'ascension de Donald Trump aux côtés de son mentor, l'avocat Roy Cohn.
Un récit à la patte vintage et aux allures de Succession (sans doute parce que Jeremy Strong, l'une des stars de la série d'HBO, incarne Roy Cohn), où se construit petit-à-petit la figure du 45ème Président des États-Unis que l'on connaît aujourd'hui. À travers la présence du célèbre slogan "Rendre à l'Amérique sa grandeur", ou les conseils de l'avocat à l'homme d'affaires (toujours attaquer, nier les faits qu'on peut lui reprocher, refuser la défaite), dont ce dernier a fait sa ligne directrice.
Toujours en équilibre entre la caricature façon Saturday Night Live et le portrait hagiographique qui rendrait son sujet trop sympathique, The Apprentice brocarde le rêve américain et détonne dans la filmographie de son réalisateur. Même si, comme dans Les Nuits de Mashhad, il met en scène le produit d'une société. "Je n'ai pas vu le film comme la continuité de thèmes que j'ai déjà abordés", nous répond Ali Abbasi lorsque nous l'interrogeons sur son intérêt pour ce biopic.
Donald Trump est le Forrest Gump de la politique américaine
"Mais j'aime l'idée de voir le monde du point de vue de l'autre. Soit, ici, Donald Trump. Je pense que c'est un personnage extrêmement fascinant, et on distinguer deux catégories parmi eux : d'un côté quelqu'un comme Napoléon - puisque nous sommes en France - qui a créé un mouvement, une époque, qui a établi certaines choses. De l'autre, il y a ces gens qui sont au croisement de plusieurs choses, et sont présentes quand elles arrivent. Comme Forrest Gump."
"Pour moi, Donald Trump est le Forrest Gump de la politique américaine. Il est là quand les choses se passent. Et, quoi que vous pensiez de lui, il y a quelque chose de très contemporain chez lui : il est le Président de la post-vérité, de la vérité brisée. Je ne pense pas qu'il aurait accédé à ce poste avant que les réseaux sociaux ne prennent une telle ampleur. Il s'agissait d'un Président en pleine mutation, et je ne le dis pas de manière positive ou négative, c'est juste factuel."
"Et je ne considère pas The Apprentice comme un biopic sur Donald Trump. Le film permet de suivre son évolution grâce au mentorat de Roy Cohn et, à travers cette relation, de connaître le système électoral américain et ses rouages : comment il fonctionne, ce qu'il y a à la surface et en-dessous... C'est la partie la plus excitante."
Privé de sortie ?
Reparti bredouille de la Compétition du 77ème Festival de Cannes malgré d'évidentes qualités (notamment les interprétation de Sebastian Stan en Trump et Jeremy Strong en Roy Cohn), The Apprentice n'est donc pas un biopic selon son réalisateur. Soit. Mais l'argument n'a visiblement pas eu beaucoup de poids dans le camp du candidat à la prochaine élection présidentielle américaine. Et les critiques positives, au lendemain de sa présentation sur la Croisette, se sont accompagnées d'une menace de procès.
"Ce film est une pure fiction qui fait du sensationnalisme avec des faits mensongers qui ont été éclaircis depuis longtemps", déclarait à Variety le porte-parole de Donald Trump, en faisant sans doute référence à la scène de viol de son épouse Ivana (Maria Bakalova). "Je n'ai pas été surpris [par cette menace], car tout le monde en parlait depuis un certain temps, et nous avons eu des problèmes avec nos propres investisseurs", nous répond Ali Abbasi quelques mois plus tard.
"Beaucoup de choses se sont accumulées ensuite, beaucoup de problèmes juridiques, ce qui a rendu les distributeurs inquiets. Tout le monde l'était, mais je trouvais amusant de voir que cela s'était produit. Surtout qu'ils n'avaient pas vu le film, et n'ont pas saisi son côté fictionnel. Sauf qu'il est devenu très difficile de le distribuer. Et la manière dont le financement était structuré nous a mis dans une position compliquée et conduit à la possibilité de ne pas pouvoir montrer le film pendant un an, partout dans le monde."
"Nous avons trouvé une solution de dernière minute, mais c'était vraiment très compliqué. La plupart des distributeurs américains s'inquiétaient vraiment de l'impact que cela pourrait avoir, et de la façon dont un procès potentiel intenté par l'équipe de Trump pourrait nous affecter. Mais cela faisait peut-être aussi partie de leur stratégie, pour effrayer les gens afin qu'ils ne le distribuent pas. Nous sommes aussi à une époque où il devient extrêmement difficile de censurer totalement les choses, et on ne nous empêchait pas de montrer le film : on ne voulait pas nous donner de salles pour le faire."
Censure vs financement participatif
Quelle a donc été la solution ? Couper des scènes par rapport à la version montrée à Cannes ? "On me l'a demandé. Plusieurs fois, mais j'ai refusé. Je viens d'Iran, vous savez. Et là-bas, soit vous trouvez un moyen de faire face à la censure, soit vous ne le faites pas. C'est pour cette raison que je ne peux plus travailler dans ce pays. Je pense que je suis un fondamentaliste de la liberté d'expression. C'est probablement la caractéristique la plus importante d'une démocratie, et cela ne se passera pas autrement avec moi."
Pour paver sa voie vers les salles de cinéma, The Apprentice a emprunté le chemin du financement participatif : "Pour l'aider à sortir et parce que nous avons beaucoup de frais juridiques, et c'est toujours en cours d'exécution. Nous avons déjà dépensé des centaines de milliers de dollars dans ce but actuellement, et si nous devons avoir un procès contre nous, il nous faudra lancer une autre campagne (rires)"
La pire chose qui puisse nous arriver, c'est que le film ne soit pas vu
"Ce qui est drôle, c'est que beaucoup de médias voient cela comme un gadget marketing. Une opération de communication. Mais ils ne comprennent pas la situation car ce n'est absolument pas du marketing. Il y a quatre semaines, je n'ai littéralement pas dormi parce que je ne savais pas ce qu'il adviendrait du film. En fin de compte, je pense que la pire chose qui puisse arriver à quelqu'un comme moi, Gabriel Sherman [le scénariste] ou les personnes qui ont été impliquées dans le projet pendant tant d'années, c'est qu'il ne soit pas vu. Je préférerais qu'il le soit et que tout le monde le déteste, ce qui n'est pas grave."
On ne sait pas encore à quel point le film sera aimé, ou non, mais The Apprentice sort bel et bien en salles. Ce mercredi 9 octobre en France et deux jours plus tard aux États-Unis, à moins d'un mois de l'élection présidentielle américaine. On peut d'ailleurs se demander si l'évolution de la campagne, avec le remplacement de Joe Biden par Kamala Harris, et la manière dont elle a su prendre le dessus sur Donald Trump dans leur premier débat, a joué et rendu les distributeurs moins frileux.
"Prouver aux gens que la production de contenus risqués peut aussi être rentable"
"Je pense que nous avons surtout eu de la chance que quelqu'un décide de se lancer. En général, je ne me préoccuper pas de l'argent que mes films rapportent ou de leur nombre d'entrées, mais là j'espère que les gens qui ont investi sur The Apprentice récupèreront leur argent, et qu'ils en gagneront. Car j'en ai marre de cette industrie où il y a des petits films qui sont bons mais qui ne marchent pas, et des suites merdiques et inefficaces qui gagnent tout l'argent. J'aimerais prouver aux gens que la production de contenus risqués peut aussi être rentable et que l'on ne soit pas puni pour cela."
Et pour ce qui est du public ? Quelle impact souhaite avoir Ali Abbasi avec ce portrait qui ne manquera évidemment pas de faire parler ? "Il s'agit d'un projet humaniste. Il n'est pas censé être libéral ou conservateur, démocrate ou républicain, car il n'est pas intéressant de débattre de cet axe, de parler de ce qui est progressiste ou conservateur. Le monde et les êtres humains sont beaucoup plus complexes, et il serait intéressant de pouvoir canaliser le débat de cette manière."
Le combat d'Ali Abbasi est donc loin d'être terminé. Et qui sait si The Apprentice jouera un rôle dans la course à la Maison-Blanche, qui va entrer dans sa dernière ligne droite.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 17 septembre 2024