Parmi les cinéastes qui laissèrent une empreinte indélébile dans la cinéphilie de Steven Spielberg, David Lean figure au sommet. Le futur réalisateur des Dents de la mer fut profondément marqué par la découverte en salle des œuvres de Lean, puissamment mises en scène, que ce soit Le Pont de la rivière Kwaï, Docteur Jivago, et surtout Lawrence d'Arabie, qui compte parmi les films préférés de Spielberg.
Il eut d'ailleurs l'immense plaisir de croiser la route de Lean à l'époque où il devait faire L'Empire du soleil, en 1987. Initialement, le film devait justement être réalisé par Lean, avant que ce dernier ne suggère que la réalisation soit confiée à Spielberg.
Les deux cinéastes finiront par collaborer sur un projet très ambitieux et resté inachevé, baptisé Nostromo. Et qui laissa des séquelles dans la relation entre les deux hommes...
Un cinéaste vénéré par Spielberg
Nostromo est le projet sur lequel travaillait l'immense cinéaste britannique David Lean. Adapté de l'œuvre réputée inadaptable de Joseph Conrad publiée en 1904, Nostromo, A Tale of the Seaboard, qui se déroule dans une petite ville minière d'un pays fictif d'Amérique du Sud au XIXe siècle, le film devait être produit par Warner Bros. et Steven Spielberg.
"J'ai un grand respect pour Nostromo, qui est un classique de la littérature. Mais ce respect pourrait me conduire à faire un film trop daté et pas très bon. Je voudrais au contraire me servir du livre comme base pour développer une histoire plus moderne", écrivait David Lean.
Et d'ajouter, assez confiant : "Si le film est un succès, tous ceux qui iront acheter le livre lâcheront l'histoire bien avant la page 200. C'est exactement ce qui s'est passé avec Les sept piliers de la sagesse [NDR : le livre écrit par T.E. Lawrence, qui a servi de base pour le film Lawrence d'Arabie], le Docteur Jivago, et dans une moindre mesure La Route des Indes".
Développé durant plus de cinq ans et avec l'aide de la plume de quatre scénaristes, le projet Nostromo devait notamment réunir un Who's Who du cinéma qui faisait rêver : Steven Spielberg, David Lean, Peter O'Toole, Marlon Brando, Alan Rickman, Paul Scofield, Dennis Quaid, Christophe Lambert (oui oui !) et Isabella Rossellini.
Mais l'effort pour le mettre sur pied se révéla impossible pour Lean, dont la santé mentale et physique déclina au fur et à mesure de l'avancement du projet. Jusqu'à sa mort survenue le 16 avril 1991 à l'âge de 83 ans, six semaines à peine avant le début du tournage prévu.
Steven Spielberg, un producteur très intrusif...
La correspondance de David Lean versée au British Film Institute révèle, pour le plus grand bonheur des cinéphiles, l'état d'avancement du projet Nostromo. Lean envoya des agents accompagnant le scénariste Christopher Hampton pour faire des repérages au Mexique, tandis que les screen tests débutaient pour le rôle-titre de Nostromo. C'est ainsi qu'un jeune acteur inconnu français d'origine grecque passa les essais : George Corraface.
C'est à cette époque que Spielberg embarqua à bord de l'aventure, lui qui sortait de celle de l'Empire du soleil. Ami de Lean, Spielberg resta scotché sur le script, écrivant quantités de notes sans fin sur ce qu'il pensait des personnages et des scènes.
"Lean a eu une rencontre avec Spielberg aux Etats-Unis", raconte Christopher Hampton, "mais il est revenu très contrarié de son échange avec lui, avec une pile de notes sous le bras écrites par Spielberg. Il n'arrivait pas à le croire.
David pensait que la proposition de Spielberg de produire son film lui était faite comme une politesse, et ne pensait pas qu'il donnerait ses multiples impressions et objections sur le script".
Dans un mémo daté du 12 février 1987 et rempli de notes dans tous les sens de Spielberg, celui-ci disait par exemple à Lean : "J'aimerais voir Nostromo dans des scènes comme celle-ci, comme un héros pragmatique. Ce serait une grossière erreur de voir une sorte d'Errol Flynn avancer à coups d'épée dans une nouvelle de Conrad (ce serait même ridicule) ; mais des traits héroïques, subtils mais justifiés, permettraient selon moi au personnage de se montrer digne de son titre..."
Après avoir passé un an à travailler pour David Lean, Christopher Hampton estima que le projet avait trop peu avancé. Voire pas du tout. Voulant désespérément écrire le script des Liaisons dangereuses en ayant entendu que Milos Forman développait un film sur le sujet, Hampton se mit six mois en congés du projet Nostromo.
"Lean a accepté à contrecœur", dira Hampton, "puis j'ai reçu un coup de fil de lui plusieurs mois après, me disant qu'il engageait Robert Bolt pour écrire le script de Nostromo".
Le navire prend l'eau...
Les choses commencèrent à se gâter à partir de là. Warner Bros. signifia à David Lean qu'elle ne souhaitait pas financer plus de la moitié du budget du film, qui enflait de plus en plus : de 30 millions $, il passa à plus de 46 millions $.
Spielberg, quant à lui, quitta discrètement le projet qui commençait à ressembler au radeau de la Méduse - officiellement pour "divergences d'opinions sur le script" - et fut remplacé par Serge Silberman. Le travail sur le script entre Robert Bolt et David Lean n'aboutissait pas.
Dans une lettre du cinéaste à Bolt datée du 18 décembre 1989, il écrivait : "Jusqu'à aujourd'hui, je n'ai été que vaguement inquiet sur le script, pas à la hauteur des nombreuses et merveilleuses idées de Joseph Conrad. Etrangement, nous avons beaucoup de merveilleuses scènes importantes, mais qui ne sont reliées entre elles que par une ficelle".
La santé de Bolt déclinant, David Lean décida d'écrire lui-même le script... Durant plusieurs années encore, au prix d'une santé de plus en plus précaire. Si bien que la Warner exigea que le cinéaste soit assisté par un autre réalisateur, au cas où il serait incapable d'achever le film.
Elle contracta même une assurance pour le cinéaste à hauteur de 4 millions de dollars. La major sortit alors de sa besace plusieurs noms, comme Peter Yates, John Boorman et Arthur Penn. Lean préférait être assisté par Robert Altman : le cinéaste et Warner tombèrent finalement d'accord sur le nom de Guy Hamilton.
Lean décèdera en 1991 d'un cancer de la gorge, frustré de n'avoir jamais pu mener à terme le projet Nostromo qu'il caressait depuis des années.