En matière de dernier film, il y a les réalisateurs qui ratent leur sortie, avec un point final en forme de tache, qui ne rend pas justice au reste de leur carrière. Et puis il y a Joseph L. Mankiewicz qui, avec Le Limier, signe l'un des sommets d'une filmographie qui n'en manquait pas, entre Eve, La Comtesse aux pieds nus, L'Aventure de Mme Muir, Soudain l'été dernier ou encore Cleopatre, qui vaut mieux que les histoires de gouffre financier qui ont fait sa réputation.
Lessivé par son expérience sur ce péplum dantesque, et par son échec en salles, le réalisateur déclare alors qu'il ne pourra plus tourner qu'avec deux acteurs, dans une cabine téléphonique. Une blague qu'il met en application au début des années 70, en optant néanmoins pour une grande demeure, inquiétante et labyrinthique, décor unique de ce huis-clos implacable.
Après avoir exploré différents genres tout au long de sa carrière (son film précédent était un western, celui d'avant une comédie), Joseph L. Mankiewicz renoue avec le thriller, qu'il avait déjà abordé dans Le Château du dragon ou L'Affaire Cicéron.
À un détail près : Le Limier est l'un des rares longs métrages de sa filmographie dont il n'a pas écrit le scénario, laissant ici ce soin à Anthony Shaffer, auteur de la pièce de théâtre aux 2 359 représentations dont le récit s'inspire, de s'auto-adapter.
Il conserve la structure en trois actes. Et le postulat de départ : un riche auteur de romans policiers anglais, Sir Andrew Wyke (Laurence Olivier), invit Milo Tindle (Michael Caine), un coiffeur londonien d'origine plus modeste, à lui rendre visite dans sa somptueuse résidence, aménagée et décorée avec un art consommé du trompe-l'oeil.
Maniaque de l'énigme et de la mystification, cachant mal son mépris pour ce parvenu dont il connaît la liaison avec son épouse Marguerite, Andrew lui propose de simuler un cambriolage pour toucher l'argent de l'assurance.
Manipulation, amour du théâtre et des mots qui font mouche
Milo accepte... et c'est le drame. Évidemment. Vu la réputation de Wyke, explicitée dans le synopsis, ce dernier n'est pas là pour jouer aux cartes, mais bien donner le coup d'envoi d'une gigantesque partie de poker menteur.
Dont il vaut mieux savoir le moins possible avant que le générique de début ne se lance. Pour mieux être surpris par les revirements, qui ne passent que par les dialogues.
Comme dans Eve, où un monolgue ne nécessite pas de flashback pour illustrer les propos de son héroïne, Mankiewicz croit en la force des mots. Ceux d'Anthony Shaffer, qui s'échangent du tac au tac avec une précision digne de celles des horloges qui ornent la demeure, et où la tension peut monter de plusieurs crans au gré d'une simple tournure de phrase.
Manipulation, amour du théâtre et des mots qui font mouche : les motifs clés de l'oeuvre du réalisateur se retrouvent dans ce Limier, qui orchestre également une lutte des classes et de style. Entre le bourgeois Wyke et le roturier Tindle.
Entre Laurence Olivier, grande figure du théâtre (qui a donné son nom à une récompense, c'est dire), et Michael Caine, au jeu plus naturaliste et dont l'accent cockney traduit bien les origines populaires.
C'est aussi pour cela que Le Limier est un petit bijou de précision à la mécanique infaillible, qui nous tient en haleine jusqu'à la dernière seconde, et qui supporte plusieurs visions sans se gripper. Quand bien même le spectateur connaît ses rebondissements. Si le principal réside dans l'intrigue, celle-ci n'est pas responsable à 100% de la réussite de ce Limier, qui brille aussi grâce à ses acteurs, sa mise en scène et ses différents niveaux de lecture.
Preuve en est le remake signé Kenneth Branagh en 2008. Écrit par Harold Pinter, autre pointure du théâtre, le scénario reste globalement le même. Confier le rôle de Wyke à Michael Caine (face à Jude Law) est un beau clin-d'oeil. Mais rien ou presque ne fonctionne dans cette relecture, où la mise en scène est trop focalisée sur des jeux de miroirs déformants qui soulignent la duplicité des personnages, auxquels elle ne parvient pas à conférer l'épaisseur et l'ambiguïté de ses modèles.
Comme souvent, préférez donc l'original. L'un des meilleurs films de son auteur (mais pas le mieux noté, ce qui situe le niveau des autres) doublé d'un thriller implacable et palpitant. Un jeu du chat et de la souris dont il est difficile de décrocher, et que l'on peut désormais (re)voir en salles, depuis le 24 janvier. Histoire de mieux ressentir les effets du huis-clos, dans ce face-à-face qui pourrait vous donner envie de découvrir la filmographie du génial mais méconnu Joseph L. Mankiewicz.