De quoi ça parle ?
1947. Sur une plage, Madeleine, serveuse dans un hôtel-restaurant, mère d’un petit garçon, fait la connaissance de François, étudiant riche et cultivé. Entre eux, c’est comme une évidence. La providence. Si l’on sait ce qu’elle veut laisser derrière elle en suivant ce jeune homme, on découvre avec le temps ce que François tente de fuir en mêlant le destin de Madeleine au sien...
Présenté à Cannes dans la section Cannes Première, Le Temps d'aimer arrive au cinéma ce mercredi. Cette fresque romanesque a déjà valu un prix d'interprétation à Vincent Lacoste, qui se dévoile ici sous un jour très différent de ses rôles comiques.
Nous avons pu nous entretenir avec la scénariste et réalisatrice du film, Katell Quillévéré. Elle a déjà plusieurs longs métrages, dont Suzanne, avec Sara Forestier, Adèle Haenel et François Damiens, et l'adaptation du best-seller Réparer les vivants. Plus récemment, elle a coréalisé la série sur NTM, Le Monde de demain.
Nous vous proposons d'écouter cet entretien en podcast, ou de le lire ci-dessous :
AlloCiné : Pour commencer, parlons du choix de ce beau titre, Le Temps d'aimer. S'est-il imposé d'emblée ?
Katell Quillévéré, scénariste et réalisatrice : Le titre est arrivé assez vite. Il fallait qu’il y ait l’amour dans le titre, ça c’est sûr. Je cherchais un titre qui soit romanesque, un peu à l’ancienne, parce que j’avais envie de travailler le genre du mélodrame. Même si c’est un film qui s’affranchit aussi du mélodrame, mais c’est son socle. Il y avait le film de Douglas Sirk qui s’appelle Le temps d’aimer et le temps de mourir. C’est un film que j’adore et un cinéaste qui est important par rapport à ce film. Le titre s’est donc un peu imposé. Même si je me suis posée plein de questions dessus ! Est-ce que c’est ringard ? Est-ce qu’au contraire, c’est beau ? Je l’ai beaucoup questionné ! Mais en fait, il est toujours revenu.
Après s’est posé la question d’où le mettre dans le film. Il apparait deux fois. Après les images d’archives, pour vraiment affirmer le passage du documentaire à la fiction. A ce moment-là, il a un sens. Puis, je le fais revenir à la fin, parce qu’il revêt un autre sens. C’était important pour moi de relire ce titre après avoir vécu tout le film, notamment par rapport à la relation mère-fils.
Le titre peut avoir plusieurs significations. Il n’est pas qu’un écho au couple…
C’est aussi le temps qu’il va falloir à cette femme, qui a du mal à être mère, à s’autoriser à aimer cet enfant, qui la renvoie à un traumatisme et à une honte. C’est le temps qu’il va lui falloir pour se libérer de cette faute originelle, et s’autoriser à exprimer son amour. Elle aime cet enfant, mais elle en est empêchée. Il y a quelque chose qui est empêché chez elle, qui est lié à ce traumatisme de départ. Il y a également un empêchement du côté de Vincent Lacoste pour qui il faut du temps…Pour assumer sa sexualité, pour la vivre. Et c’est le temps qu’il faut à ce couple pour se trouver. Ils le cherchent tout le temps, comme n’importe quel couple. Ils cherchent leur équilibre pour s’inventer leur histoire. Une histoire d’amour hors des sentiers battus.
Il y a un socle très classique, comme vous le disiez. Mais par moments, vous nous décoiffez un peu. Je pense surtout aux scènes d’amour. Ce sont des scènes assez longues. Elles représentent une part assez importante du film. Vous accordez du temps à l’amour !
Il y a une durée « anormale » par rapport à d’autres séquences, toutes les scènes qui touchent au désir sexuel, la sexualité… C’est quelque chose qui n’apparaissait pas forcément dès le scénario, et que j’ai vraiment déployé au tournage. Parce que la question du désir et de l’identité sexuelle est très importante dans le film. C’est un sujet qui, pour moi, révèle aussi la modernité du film.
Derrière le film d’époque, l’écrin de l’époque, il y a des questionnements qui sont complètement – je l’espère – actuels. Qu’est-ce que c’est de faire couple ? Est-ce que l’amour est toujours relié au désir sexuel ? Est-ce qu’on peut être attiré sexuellement par des personnes et être amoureux d’autres ? Est-ce que cette forme d’amour à trois est viable ? Est-elle possible ? Qu’est-ce qu’elle pourrait venir résoudre ?
Il y a ensuite tout ce que ça fait résonner sur d’autres sujets. Finalement, cette femme qui, elle, est hétérosexuelle, a une maternité compliquée. Son rapport à la maternité n’est pas évident. Alors que lui qui est homosexuel, qui n’est pas le père biologique de cet enfant, c’est simple pour lui d’être père, et c’est un super père. Tout ça renvoie aux questions de la famille aujourd’hui.
C’est finalement une famille qui est hyper moderne, qui pose des questions hyper modernes, malgré ces empêchements et difficultés. Il y a aussi cette idée que ces deux personnes, Madeleine et François, portent une honte, liée à la sexualité. Elle a fauté officiellement, en ayant eu une relation sexuelle avec l’ennemi. Lui a fauté d’être homosexuel, parce que l’homosexualité, à l’époque, est un délit.
La question de la vérité de leur désir est au cœur du film, dès le départ. Et elle se révèle dans ces moments là. Pour moi, passer du temps sur ces scènes, c’est aussi montrer comment, à chaque scène qui touche à la sexualité, on découvre une autre facette des personnages, qu’on ne pourrait pas sentir et comprendre ailleurs qu’à travers la sexualité, notamment leur complicité, dans cette scène à trois.
Ils prennent le risque ensemble de se jeter là-dedans, et de s’abimer peut être, de se faire mal. Mais peut être parce qu’ils espèrent que leur incomplétude va peut être se résoudre dans cette histoire d’amour. Peut être que leurs divergences peuvent se résoudre dans une histoire à trois. Finalement, ça échoue. Mais je ne pouvais pas le raconter autrement qu’à l’intérieur même d’une scène de sexe. Pour moi, les scènes de sexe les plus réussies au cinéma sont les scènes, soit qui ont un enjeu dramatique fort, parce que le sexe pour le sexe, ça n’a aucun intérêt.
Une scène de sexe doit être pensée comme n’importe quelle autre. Elle doit faire avancer le récit. Soit ce sont des scènes qui nous révèlent quelque chose des personnages, quelque chose d’indicible, qu’on n’aurait pas pu comprendre sans les voir dans ces moments.
Quand je pense à ce titre Le temps d’aimer, je pense aussi à votre rapport au temps dans la narration, marquer des ellipses qu’il y avait déjà dans Suzanne. J’aime bien la façon, dont, à nouveau, vous nous décoiffez un peu, en nous prenant par surprise. Quand on voit que l’enfant, d’un coup, a changé, grandi. Pourquoi c’est quelque chose de très présent dans votre cinéma ? Qu’est-ce que ça dit ?
C’est vrai que j’avais exploré une première fois ce récit romanesque fondé sur les ellipses avec Suzanne. J’y suis retournée, en essayant de le déployer avantage, parce que j’ai un goût pour ça, j’adore ça. C’est une forme de récit qu’on voit peu dans le cinéma français. Je trouve que c’est un exercice vraiment passionnant. Dans la contrainte de la durée d’un film d’environ 2h, de raconter un récit sur 20 ans. C’est vraiment un défi extraordinaire, et ça a décidé de ce que l’on va mettre hors-champs ou dans le champs de la vie des personnages. Comment on peut, à travers cet exercice, exprimer des choses qui ne s’expriment qu’avec la notion du temps qui passe. Il y a des choses qui ne peuvent se dire et se comprendre que à travers le passage du temps. Par exemple, le thème de la transmission. Qu’est-ce qui se transmet réellement de ses parents à ses enfants ? De quoi ils héritent ? Qu’est-ce qu’ils vont faire de ces secrets dont ils sont quelque part les victimes innocentes ? Ça n’est qu’avec le passage du temps que je peux le raconter. C’est quand même beaucoup un film là-dessus, sur la transmission. On a deux enfants qui grandissent et qui sont des personnages très résilients. On sent que ce Daniel se sauve. Sa résistance au mensonge de sa mère, sa foi dans sa propre vérité le sauve de la tragédie, et fait qu’il va réussir à arracher son histoire. Ce film raconte beaucoup ça. Comment il y a toujours une histoire officielle pour un pays, pour une famille. Il y a l’histoire qu’on raconte, qu’on veut transmettre, et puis il y a celle qu’il faut aller arracher, parce qu’on ne veut pas qu’elle soit sue. Elle est tue. C’est ce que je fais avec le travail des archives au début du film. Je vais montrer des images inédites qui ont été cachées de l’histoire de la Libération. Daniel et Jeanne vont aller arracher leur histoire à leurs parents. Daniel, c’est évident, il obtient cette lettre, il obtient son futur, il gagne son futur. Jeanne, on sent quand elle est dans la bibliothèque de son père et qu’elle décide de lire ses livres qu’elle va découvrir le secret de son père. Il est là, il est dans la bibliothèque.
Parlons des images du début. Vous disiez des images inédites. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
J’ai fait ce travail de recherche. J’ai été rechercher toutes les archives qui pouvaient exister sur les femmes tondues en France, à travers tous les fonds d’archives français, anglais, américains. Il y a quelques images qui circulent sur les femmes tondues, si vous regardez sur YouTube, l’INA, vous allez en voir. Mais la plupart des images que je montre n’ont jamais été vues par personne.
Pour moi, c’était hyper important de ne pas passer par la fiction, parce qu’à partir du moment où l’on voit ces images, on n’a plus du tout envie de reconstituer cette tonte. Il n’y a rien de plus puissant que cette vérité. Donc très vite, je me suis dit qu’il fallait que je fasse un travail de montage car c’est le meilleur moyen de prendre la mesure du traumatisme de la violence. C’était des scènes de torture. Ces femmes ont été torturées. Ce n’est pas encore vraiment dit, vraiment travaillé.
Je trouvais que c’était la manière la plus juste pour prendre la mesure du traumatisme de notre personnage. La fiction prend le relais à partir du moment où cela a été vu. Pour moi, c’est très clair que le film démarre une fois qu’il n’y a plus les caméras sur ces femmes. On ne les a pas filmées rentrer chez elle, on ne les a pas filmées dans leur vie. Qu’est-ce qu’elles deviennent après avoir vécu ça ? Comment on résiste à ça ? Comment on se relève ? C’est quoi le parcours affectif, social, sexuel d’une femme qui a vécu ça ? C’est là que mon film démarre.
Le casting, Anaïs Demoustier et Vincent Lacoste. Il y a quelque chose d’évident. Dans les acteurs de cette génération. Il y a une vraie complicité entre eux. On ne les avait pas forcément vu en couple. Avez-vous écrit en pensant à eux ?
Je n’ai pas du tout écrit en pensant à eux. Pour l’instant, dans les quatre films que j’ai fait, je n’ai pas écrit pour des acteurs. Je les ai choisi parce qu’ils n’avaient jamais été en couple ensemble, je trouvais ça excitant. Et puis, ce sont des personnages loin d’eux. Il y avait un challenge pour eux, et la promesse d’une surprise pour le spectateur. J’ai vraiment cherché à les déplacer. Je voulais absolument qu’on oublie Vincent Lacoste et Anaïs Demoustier. Je voulais qu’il y ait un vrai travail avec eux de composition pour les amener sur une partition nouvelle. Ce sont des acteurs hyper forts, hyper techniques, hyper émouvants. Je me suis totalement régalée avec eux. J’ai adoré travailler avec Vincent, justement de le voir composer un personnage. Je lui ai demandé de perdre 7 kilos pour le rôle. Donc déjà physiquement, il n’a pas le même visage.
Le travail sur le look était aussi hyper important pour qu’on parte ailleurs et qu’on l’oublie. Je trouve qu’il s’est abandonné à ce rôle d’une manière magnifique. Il a incarné cette fragilité, cette fébrilité, cette inquiétude du personnage magnifiquement. Il m’a énormément touchée. Anaïs m’a énormément impressionnée. C’est une actrice qui est d’une puissance ; elle peut tout faire. Elle est d’une profondeur, d’une précision géniale. Elle n’avait pas une partition facile car c’est une femme qui dégage des émotions contraires. On ne l’aime pas tout le temps. On la rejette aussi. Son rapport à son fils nous dérange. Donc ce n’est pas facile pour une actrice de porter un rôle comme ça. C’est pour ça que pour moi, elle a été géniale. Elle arrive à nous toucher malgré toute la difficulté de la partition, et à rendre ce personnage hyper moderne. C’est un personnage féminin complexe, ambivalent. Ce sont des personnages comme ça qu’on a envie de voir au cinéma aujourd’hui.
Vous avez coécrit avec Gilles Taurand, qui a notamment travaillé avec André Téchiné. Est-ce que cela faisait partie des personnages dans la lignée desquels vous souhaitiez vous inscrire ?
Oui, complètement. J’adore le cinéma d’André Téchiné ; j’adore tous ses premiers films, qui sont justement des films très romanesques. Avec un souffle, un rapport à l’ellipse dans son cinéma, au rythme. Il y a un rythme battant.
Oui, c’est évident qu’il y a une écriture de Gilles dans les films de Téchiné. Il a fait partie de mes inspirations. Les Roseaux sauvages notamment.
A la fin du film, on comprend que le film est assurément personnel puisqu’il a est dédié à votre grand-mère. Est-ce que vous pouvez m’en dire un mot ?
Ma grand-mère était quelqu’un de très important pour moi. J’étais très proche d’elle. J’ai toujours su, dès l’enfance, qu’elle cachait quelque chose, qu’elle avait un secret. Et en même temps, elle me l’a transmis d’une manière où d’une autre, tout en même temps, en m’interdisant de le découvrir. Il y a cette ambivalence.
Il a fallu beaucoup de temps, et c’est grâce à mon compagnon, Hélier [Cisterne, avec qui elle a notamment réalisé la série Le Monde de demain, sur NTM], qui est donc extérieur à la famille et qui m’a mis sur le chemin de cette découverte. Cette découverte s’est faite très tard. Ma grand-mère avait plus de 80 ans, donc elle n’avait pas l’intention que cette histoire se sache.
Pendant l’Occupation, elle a eu une histoire avec un soldat allemand ; elle n’avait que 17 ans, c’était sa toute première histoire, et elle est tombée enceinte. Elle s’est retrouvée mère célibataire à 17 ans. Elle était d’un milieu plutôt modeste. Elle a fait la connaissance de mon grand-père 4 ans plus tard sur une plage, en Bretagne. Lui était d’un milieu plus bourgeois. Contre toute attente, parce que sa famille n’était pas tellement d’accord avec ce mariage -ils se sont mariés tous seuls, à l’Église-, il l’a épousée, il a reconnu cet enfant, il l’a adopté. Ils ont caché sa vraie paternité toute leur vie. Il y a un vrai point de départ très biographique. Je portais cette histoire dans ma chair depuis toujours. Ensuite, le déploiement de l’histoire est vraiment fictionnel, on a vraiment écrit à deux avec Gilles.
Propos recueillis par Brigitte Baronnet au Festival de Cannes 2023