"Un film qui raconte l’arc de la vie des femmes", voilà ce que souhaitait faire la réalisatrice Claire Simon en entrant au service gynécologique de l’hôpital Tenon. Filmer l’épopée des corps féminins, dans leur diversité, leur singularité, leur beauté tout au long des étapes sur le chemin de la vie. Avec Notre Corps, Claire Simon filme sans jugement les désirs, les peurs, les combats et les histoires des patientes dont elle fait également partie.
Elle nous livre un film unique et bouleversant sur ce que peuvent traverser les femmes au cours de leur vie. On connaît le corps féminin des publicités, grâce à ce film vous connaîtrez le corps des femmes dans toute sa complexité.
Sélectionné lors du Festival de Berlin dans la section Forum, le film est projeté dans nos salles de cinéma depuis ce mercredi 4 octobre.
AlloCiné : Après le film "Vous ne désirez que moi", qu'est-ce qui vous adonné envie de faire ce documentaire ?
Claire Simon : J'ai rencontré la productrice Kristina Larsen, pour laquelle j'avais déjà beaucoup d'estime. Elle aimait beaucoup un film que j'ai fait qui s'appelle Les Bureaux de Dieu, qui était une fiction sur le planning familial, avec beaucoup d'actrices célèbres et des non-professionnels.
Elle m'a raconté avoir passé deux ans à l'hôpital pour une maladie très spéciale et avoir découvert ce service gynécologique. C’est un monde principalement féminin qui regroupe au fond toutes les étapes sur le chemin de la vie d'une femme. J'ai trouvé ça formidable et j'ai été très curieuse d'aller voir. J'ai donc rencontré les chefs de service. J'ai écrit à tous les soignants pour leur expliquer mon projet qui était une immersion dans un service qui accueille des femmes, y compris des trans, de la jeunesse à la fin de la vie. Et je trouve ça magnifique.
Je me suis donc tout de suite dit que j’allais faire un film qui va raconter l'arc de la vie des femmes. Voilà, les étapes que les femmes peuvent traverser sur le chemin de la vie. Parce qu'au fond, les hommes ne savent pas que les femmes ont rendez-vous tous les deux ou trois ans à l'hôpital…
En effet. Et ce film permet aux hommes de se rendre compte de ce que peuvent vivre les femmes de leur entourage.
Claire Simon : Oui, et puis même en tant que femme on ne sait pas tout ça. En tout cas personnellement, le fait d’avoir vu et filmé des femmes dans des situations diverses m’a aidé. Quand j'ai traversé la maladie au milieu du tournage j’étais mieux armée.
"Le cinéma permet de voir et de montrer"
Évidemment, j'étais très au courant puisque j'avais fait un film sur le planning familial, j'ai eu un enfant, etc. Mais néanmoins, le fait de filmer, de voir et donc de montrer les choses, les différentes étapes... Ça a rendu ma maladie beaucoup plus... je ne dirais pas facile, mais au moins, j'ai j'avais des armes. Je savais de quoi il était question. J'en avais une meilleure vision. Je pense que le cinéma, c'est fondamental pour ça. Ça permet de voir et de montrer.
Dans "Notre corps", vous vous filmez également et c’est un moment bouleversant puisque vous filmez l’annonce de votre cancer. Pourquoi avez-vous décidé de vous mettre à la hauteur des patientes et de filmer cette annonce ?
Claire Simon : C'est très important. Si faire un documentaire pouvait empêcher de tomber malade, je peux vous dire que je le saurais. Malheureusement, ça ne marche pas. J'ai hésité à me faire suivre dans cet hôpital, parce que je me disais "Est-ce que c'est bien d'être soignée par les gens que je filme". Et puis, très vite, j'ai tissé une complicité avec eux. Et il faut bien dire que c’est compliqué de parvenir à avoir des rendez-vous et comme j'étais là tous les jours, je pouvais en avoir plus facilement.
Filmer "l'annonce"
Mais l’autre raison c’est que c’est difficile de filmer ce qu’on appelle l'annonce. L’annonce de la maladie à une patiente est plus difficile à filmer que tout le reste. Comme il s’agissait de moi et que je faisais un film sur le sujet, j’ai décidé de filmer l’annonce de mon cancer par le médecin.
C'est principalement pour ça, et puis aussi par rapport au fait que tout le monde est touché. Ce n'est pas parce qu'on fait un film qu'on a le vaccin contre le cancer.
Ce n'est pas parce qu'on fait un film qu'on a le vaccin contre le cancer.
Durant ma consultation, j’ai pris les choses avec philosophie parce que j’avais déjà commencé le tournage et suivi toutes ces femmes. Bien sûr ça m'atteint très fort, mais je pense que si j’avais appris ma maladie alors que je ne faisais pas ce film, j'aurais été beaucoup plus dévastée.
Ça ne sert à rien d'être dévastée. Ce qui est important, c'est de comprendre, c'est de prendre la mesure. Et c'est très long de prendre la mesure de ce qui vous arrive, bien sûr. Au début, j'étais beaucoup trop optimiste, et je trouve que c'est très important de comprendre et de voir.
Par exemple, j'étais contente de pouvoir filmer de la chirurgie. D'ailleurs, je me suis retenue au montage, j'en ai filmé plus. Je trouve que les gens puissent voir ce que qu’est l'endométriose, qu’ils puissent voir l'intérieur du corps, qu’ils puissent voir que les chirurgiens passent leur temps à nommer l'intérieur du corps, à dire ça, c'est ça, ça, c'est ça, etc. Ça permet de mieux comprendre. Moi, ça m'a énormément soulagée.
C'est vrai que ce sont des choses que nous n’avons jamais vu avant. C’est très rare de montrer l'intérieur du corps humain comme vous le faites. On apprend plein de choses, et désormais on sait à quoi correspond physiquement l’endométriose par exemple. Le film permet également de s’éloigner de l’idée qu’on peut avoir des médecins froids et distants. Ici on sent leur implication.
Oui, ils sont humains et ils sont hyper engagés. Leur niveau de scientificité, de volonté de lutter contre les maladies est impressionnant. Il y a beaucoup de gens qui ont peur de l'hôpital. Moi, j'y suis allée très souvent pendant toute ma vie pour voir mon père qui était atteint de sclérose en plaques, donc ce n'était pas ma peur, mais j’avais une certaine méfiance envers les médecins.
Et je dois dire que j'ai été très surprise de leur engagement. Ils se renseignent sur toutes les dernières avancées. Ils travaillent de 6h du matin à 22h et en rentrant chez eux ils lisent les dernières études publiées. Ils sont totalement engagés. C'est magnifique.
Je me souviens, ce n'est pas dans le film, mais lors d’une réunion de concertation pluridisciplinaire, il y a un médecin qui a dit « Oui, habituellement, on fait ça, mais moi, j'ai lu hier soir tel article et peut- être qu'on pourrait faire autrement. Aux États-Unis, ils font tel truc, peut- être qu'on devrait essayer ça. » Et je me suis dit, le type rentre chez lui après 70 consultations dans la journée, il lit tout ce qui paraît sur le cancer. Bravo.
Dans le film, une patiente vous remercie d’être là et explique que la caméra rend l’intervention plus joyeuse. Avez-vous tenté de « faire oublier » votre présence ou absolument pas ?
Je n’essaie pas de la faire oublier. Cette patiente est quelqu’un de très drôle, elle est cinéphile, elle connaissait mes films donc elle était contente que je sois là. Et puis ça enjolivait un peu la situation.
Mais ce dont il est question est tellement plus important que le fait d'être filmé, que la plupart du temps, ce n'est pas une question d'oublier, mais plutôt d'importance du sujet.
Pourquoi avoir choisi de tourner ce film avec une équipe entièrement féminine ?
Parce qu’un homme n'aurait pas été accepté dans cette intimité. Nous étions toutes les trois complètement concernées et les patientes le voyaient bien. C’est un film féministe, d'une certaine manière. On pleurait souvent quand on filmait, tellement on était émues.
Les patientes voyaient bien que ce qu’on était en train de faire était quelque chose auquel on croyait profondément. Et je suis heureuse car jusqu'à aujourd'hui, les hommes qui voient le film et qui viennent me parler me remercient souvent et me disent qu’ils n’imaginaient pas tout ça. C'est très important qu'ils soient au courant.
C'est très important que les hommes soient au courant.
En effet, c’est un film profondément féministe. C’est une vraie déclaration d'amour au corps des femmes et à sa force. Est-ce que c'était votre volonté dès le départ ou est-ce que ça s'est imposé à vous au fil du film des rencontres ?
J'ai toujours été extrêmement féministe. À un certain moment, avant le mouvement Me Too, j'étais un peu déprimée. Je me disais "Ça ne va jamais marcher. On ne va jamais arriver à l'égalité." Et puis les jeunes, ont lancé #Metoo et je trouve ça génial. C'est vraiment très important.
Ce n'est même pas être féministe, c'est ce que je suis obligée d'être. J'ai envie d'être libre comme beaucoup de femmes et c'est normal.
Est-ce que vous remarquez une évolution dans le cinéma français depuis #MeToo ?
Oui, un peu. Par exemple, le film de Justine Triet, Anatomie d’une chute qui nous pousse à réfléchir sur le rapport dans le couple.
Et ce que je voulais faire avec mon film était de montrer quelque chose qui est caché, à savoir : le corps des femmes et ses pathologies. On met le corps des femmes sur les murs pour vendre des sous-vêtements, du chocolat, de la lessive... Sa beauté, sa séduction sont utilisées par les publicitaires. Mais ce par quoi les femmes passent avec leur corps d’un point de vue gynécologique est tabou. "On ne devrait pas parler de ça. C'est un peu dégoûtant."
Je souhaitais revenir sur le sujet des violences obstétricales que vous évoquez également dans le film en filmant les manifestations. C'était important de traiter de cet aspect- là ?
Le sujet a surgi pendant le tournage et ça me paraissait important de rendre compte de la révolte des femmes et d'entendre des récits, de consultations que, de toute façon, je n'aurais jamais pu filmer. Et je trouvais que c'était très important de montrer que les femmes luttent et expliquent qu’elles veulent être traitées correctement.
C'est important aussi de pouvoir poser les questions qui nous intéressent. Parce que certaines patientes n'osent pas toujours interroger les praticiens. Et donc plus on raconte ce qui se passe pour les femmes, plus les femmes seront armées pour poser des questions.
Parce que quand on comprend ce qu'on a, on souffre un tout petit peu moins. Moi, j'ai besoin à chaque fois de me représenter ce qui se passe dans mon corps pour pouvoir lutter contre la douleur… J’ai besoin d'en avoir une représentation, et le cinéma peut faire ça.
Le film dure 2h40, j’imagine que vous aviez de nombreux rushs. Comment s’est déroulé le montage ?
Le montage est une science du cinéma, c'est l’art du récit. Je travaille pour des films documentaires avec un monteur qui s'appelle Luc Forveille. On se connaît très bien, on travaille à quatre mains.
Ça a été pour moi assez dur sur la question du cancer et ila beaucoup pris en charge, ce qui était formidable. Mais ce qui compte, c'est de construire un récit. Un film, c'est un film qu’il s’agisse de fiction ou de documentaire.
"Notre Corps" a été présenté au Festival de Berlin en section parallèle, l’année où le documentaire de Nicolas Philibert « Sur l’Adamant » a remporté l’Ours d’or. Ce dernier nous avait alors confié qu’il espérait que ce prix allait permettre aux documentaires d’être mieux reconnus dans le monde du cinéma. Qu’en pensez-vous ?
Un film est un film et ils devraient être traités de la même manière. Je ne fais pas de différence entre la fiction et le documentaire. Ce sont des récits. Les gens que nous filmons dans les documentaires sont des acteurs au même titre que les acteurs de fiction. Ils peuvent être mauvais, ils peuvent être gênés, mal à l'aise… Il y en a qui sont particulièrement bons et d'autres moins.
La force du documentaire, c'est la surprise d'être surpris par les humains que vous filmez.
Évidemment, le cinéma documentaire est un cinéma d'improvisation totale et ce n’est pas tout à fait le cas de la fiction. C'est d’ailleurs ce qui fait la force du documentaire, c'est la surprise d'être surpris par les humains que vous filmez. Ce n'est jamais ce qu'on croyait. C'est un cinéma qu'on fait à mains nues. On n'a pas de protection. Et c’est comme ça qu’on fabrique ces films.
Mais vous voyez, le directeur du Festival de Berlin (NDLR :qui a depuis été remplacé) a pensé que mon film était un peu dégoûtant pour la compétition.
Ah bon ?
Oui parce que le sang des femmes sur le tapis rouge aurait fait désordre. C’est ce qu'il a dit à ma productrice. Mon film aurait dû être en compétition mais il n’a pas voulu. Je l'ai considéré comme une attaque machiste de première ordre. C'est un scandale. Je l’ai vécu comme un vol, j'étais folle de rage. Je le dis parce que jamais je n'ai senti le machisme aussi fort à mon encontre qu’à ce moment-là.
Ces gens-là, ne se souviennent pas qu'ils viennent du corps d’une femme.
Selon lui, mon film n'avait pas sa place en compétition car le public ne le supporterait pas, les gens partiraient. Alors que les salles à Berlin étaient complètes dès le premier jour, il n'y avait plus de place. Je ne vois pas en quoi le public des salles de Berlin change du public de la compétition. Ce sont les mêmes spectateurs.
Ça m'a mis tellement en colère. Faire comprendre à ma productrice que c'était trop dégoûtant pour le tapis rouge, ça nous a insulté au plus profond de nos âmes. Ces gens-là, ne se souviennent pas d'où ils viennent : du corps d’une femme.
Et pour aller plus loin, le Centre Pompidou organise jusqu'au 1er novembre une rétrospective de l'œuvre de la réalisatrice intitulée "Claire Simon, les rêves dont les films sont faits". Notre Corps y est également présenté.