Sorti il y a tout juste 50 ans, le 23 mai 1973, La Grande bouffe est de retour dans les salles françaises dans une version restaurée.
Réalisée par Marco Ferreri, l'oeuvre relate l'histoire de quatre amis qui font retraite dans un hôtel particulier, à Paris. Ils ont entreposé des cargaisons de vivres en vue d'un "séminaire gastronomique". Ugo, restaurateur, Michel, réalisateur, Philippe, juge d'instruction, et Marcello, pilote de ligne, semblent tous quatre d'excellente humeur.
Pourtant, un sombre dessein les anime. Les plats les plus divers se succèdent sur leur table, sans temps mort. Le quatuor se vautre littéralement dans la nourriture. Trois prostituées et une institutrice du voisinage assistent, impuissantes, à l'horrible orgie et aux progrès inéluctables de la mort sur les visages congestionnés des convives.
LA GRANDE BOUFFE REMET LE COUVERT
Porté par Marcello Mastroianni, Philippe Noiret, Michel Piccoli et Ugo Tognazzi, La Grande bouffe a été violemment critiqué lors de sa projection au Festival de Cannes 1973. Le film a généré un des scandales les plus retentissants de la Croisette.
Cette comédie dramatique d'une noirceur absolue a été interdite aux moins de 18 ans lors de sa sortie en France. Pamphlet absolument cinglant de la société de consommation, La Grande bouffe a marqué l'époque de son empreinte par la férocité de son propos et la radicalité de sa mise en scène.
À l'instar de Luis Buñuel, Marco Ferreri explore les vices de la bourgeoisie de l'époque avec un humour carnassier qui n'est pas sans rappeler l'ironie dont savait faire preuve un Pier Paolo Pasolini (Salò ou les 120 Journées de Sodome).
"La satire de Ferreri, qui se plaît à heurter la morale bourgeoise en dépeignant ses vices, est une charge féroce contre la société de consommation, le gaspillage, l'égoïsme, la chair humaine en perdition, le pouvoir, le commerce. Dénonciation d’une société où une classe sociale, qui ne mange pas pour vivre, mais vit pour manger, une société préoccupée de sa seule jouissance (le sexe et la gueule), égoïste et indifférente au monde extérieur", écrivait en 1973 le critique Vincent Teixeira.
"Charge métaphorique contre la mort et pourriture de cette société, qui se double aussi d’une dimension à la fois physique et métaphysique, sur les thèmes de la bouffe, la mort, la merde, mais aussi l’enfermement, la perte des idéaux, l’ennui, l’angoisse, la solitude", ajoutait l'universitaire.
OBSCÈNE ET SCATOLOGIQUE
De son côté, Claude-Marie Trémois de Télérama n'a pas goûté du tout à l'humour de Marco Ferreri : "Obscène et scatologique, d'une complaisance à faire vomir, ce film est celui d'un malade qui méprise tellement les spectateurs que l'on ne peut que se réjouir des huées qui l'ont accueilli, lui et ses interprètes, au sortir de la projection", martelait-il.
Jean Cau, de Paris Match, a également vomi sur le film : "Honte pour les producteurs, honte pour les comédiens qui ont accepté de se vautrer en fouinant du groin dans pareille boue qui n'en finira pas de coller à leur peau. Honte pour mon pays, la France, qui a accepté d'envoyer cette chose à Cannes afin de représenter nos couleurs. Honte, enfin, pour notre époque dont la faiblesse tolère, finance, encourage, dévore et déglutit pareilles pâtées d'excrément", s'indignait le journaliste.
François Chalais, envoyé spécial pour Europe 1 à l'époque, scandait que le Festival de Cannes avait connu "sa journée la plus grande dégradante et la France, sa plus grande humilitation !"
Après la projection du long-métrage, la comédienne Andréa Ferréol est carrément prise à partie par une spectatrice qui lui agrippe le bras pour éructer qu'elle avait honte d'être française après avoir vu le film. Un homme a même hurlé pendant la projection cannoise : "Vous n'avez plus qu'à nous pisser dessus maintenant", relate Guillaume Évin dans Quel scandale ! 80 films qui ont choqué leur époque aux Éditions de La Martinière.
"Le film qui donne une vision apocalyptique de la décadence due aux excès (il est truffé de scènes de vomis, de pets, de masturbation ou de fellation, la compétition de boulimie étant à la fois sexuelle et alimentaire) n'est guère rassurant et a pu semer une grande frayeur parmi les bien-pensants", analysait en 2003 Trudy Bolter, professeur émérite l’Institut d’études politiques de Bordeaux et auteur d'ouvrages sur le cinéma.
Malgré la polémique suscitée sur la Croisette, La Grande bouffe est reparti auréolé du prix FIPRESCI (prix de la critique internationale), ex-aequo avec La Maman et la Putain de Jean Eustache. En dépit de son interdiction aux moins de 18 ans, le long-métrage a été un succès en France avec 2,4 millions de spectateurs.