Nous sommes en 1939. Jean Gabin vient de tourner Le Récif de corail de Maurice Gleize et Le Jour se lève de Marcel Carné. L'acteur est en confiance puisqu'il va retrouver le réalisateur Jean Grémillon avec qui il avait tourné Gueule d'amour (1937) et Michèle Morgan avec qui il vient de faire Le Récif de corail et à qui il a dit : "T'as de beaux yeux, tu sais" dans Le Quai des brumes.
Leur nouveau projet s'appelle Remorques, l'histoire d'un capitaine de remorqueur appelé en urgence pour sauver les passagers d'un navire. Ce faisant, il va débuter une relation extraconjugale. Les prises de vues du film commencent en juillet 1939 à Brest, en Bretagne. Le tournage prend un peu de retard, les scènes de tempête voulues n'ont pas lieu, mais rien de grave. Du moins en comparaison de ce qui va suivre*.
Les caméras se déplacent en région parisienne, dans les studios de Billancourt, à partir du 11 août. Sauf que nous sommes en 1939, et que débute ce qu'on appellera la Seconde Guerre mondiale. Certains membres de l'équipe technique sont appelés sous les drapeaux. Et vu le contexte dramatique, Gabin n'a plus le cœur à tourner. Du reste, lui aussi, avec Jean Grémillon et d'autres, est mobilisé à partir du 3 septembre, date d'entrée en guerre de la France.
Ce n'est que sur l'insistance du producteur Joseph Lucachevitch et du ministère de la Marine que l'équipe de Remorques, Gabin compris, arrive finalement à se réunir le 6 mai 1940 pour les 25 jours de tournage nécessaires à boucler le projet. Une scène dans une agence de location ne peut être mise en boîte et se retrouve coupée.
Reste la question de la post-production : l'Allemagne a envahi la France, le producteur, juif allemand émigré, part aux Etats-Unis, et les bobines (qui ont commencé à être montées) fuient avec le monteur Marcel Cravenne à Marseille, en zone libre.
Les Allemands réautorisent la production cinématographique française à reprendre et Jean Grémillon poursuit son montage en août 1941. Des scènes additionnelles de tempête sont recréées en studio avec des maquettes et le film est (enfin bouclé) en septembre, deux ans après le premier coup de manivelle.
Le film sort sur les écrans le 27 novembre 1941, alors que Jean Gabin vit aux Etats-Unis avec Marlene Dietrich. Malgré les circonstances, et après tant de remous dans sa fabrication, Remorques devient un grand succès public. En 1943, Gabin s'engage dans les Forces françaises combattantes comme canonnier. Deux ans plus tard, il participe à la campagne d'Allemagne puis revient enfin en France.
Marqué par le conflit, changé physiquement, Gabin aura du mal à retrouver sa popularité d'avant-guerre, et ne reviendra tout en haut de l'affiche qu'à force de travail acharné. Mais ceci est une autre histoire.
* Cet article n'aurait pu voir le jour sans celui de Jean-Pierre Berthomé pour la revue 1895 : "La production de Remorques : un film dans la tourmente".