Le concept de "guerre contre la terreur" ou "guerre contre le terrorisme", façonné par les faucons de l'Administration Bush après les attentats du 11 septembre 2001 pour mettre en place des campagnes militaires, a rapidement débouché sur la théorisation du concept de "guerres préventives", contre les États accusés d’abriter des groupes terroristes ou susceptibles de leur fournir des "armes de destruction massive", cause de l'invasion de l'Irak en 2003 qui s'est juxtaposée à la guerre d'Afghanistan entamée dès octobre 2001.
Une Amérique en guerre
De nombreux films américains ont mis en exergue cette Amérique en guerre : Green Zone, Redacted, Lions et agneaux, Battle For Haditha, Le Royaume, Mensonges d'Etat et autres Syriana pour élargir le spectre. On citera volontiers le brillant et multi oscarisé Démineurs de Kathryn Bigelow, cuisant échec commercial très injuste, qui souligne fort à propos les effets psychologiques sur certains de ces guerres préventives qui n'en finissent pas.
Zero Dark Thirty, sorti il y a tout juste dix ans, referme d'une certaine manière le chapitre, puisqu'il évoque la traque de très longue haleine, dix ans là aussi, de l'organisateur des attentats du 11 septembre : Oussama Ben Laden, abattu dans la ville frontalière pakistanaise d'Abbottabad en mai 2011. Porté par une impériale et formidable Jessica Chastain, le film s'est d'ailleurs un temps intitulé For God and Country ("Pour Dieu et la Patrie") et même Kill Ben Laden; un titre on ne peut plus explicite.
Avant même sa sortie d'ailleurs, le film provoqua une vive polémique. Peter King, élu républicain et président de la commission de la Sécurité intérieure à la Chambre américaine des représentants à l'époque, avait demandé l’ouverture d’une enquête concernant les relations entre le Pentagone et la cinéaste. Motif ? Le Pentagone lui aurait fourni des informations "secret defense" pour l'aider à faire son film.
La réalisatrice et son scénariste Mark Boal s'étaient vivement défendus en expliquant que leur projet était "en développement depuis de nombreuses années et [prenait] en compte les efforts collectifs de trois administrations, Clinton, Bush et Obama […]".
Il s'est avéré que les soupçons de l'élu républicain n'étaient pas si infondés que cela. Le film avait bénéficié des conseils très éclairés de Leon Panetta (campé par James Gandolfini dans le film), l'ancien patron de la CIA. Des détails secrets furent fournis par ce dernier lors d'une cérémonie organisée au siège de la CIA en l'honneur de ceux qui avaient pris part à cette traque. Une cérémonie à laquelle assistait Mark Boal justement...
Des aveux obtenus sous la torture
Le film de Bigelow fit aussi polémique sur un point bien précis mais très important : il accréditait l'idée que les informations qui ont amené à retrouver Ben Laden furent obtenues sous la torture. À l'époque directeur par intérim de la CIA, Michael Morell avait tenu aussi à apporter son point de vue sur la question :
"Zero Dark Thirty crée la forte impression que les techniques d'interrogatoire renforcées, qui faisaient partie de notre ancien programme de détention et d'interrogation, ont été des éléments clés pour trouver Ben Laden. Cette impression est erronée. Le film prend des libertés considérables en dépeignant les agents de la CIA et leurs actions et ne peut en aucun cas être considéré comme un documentaire".
Reste que, en mai 2013, des documents déclassifiés de la CIA ont révélé plus en détail l'implication de l'agence lors de la production du film, faisant pression sur Mark Boal pour obtenir des changements importants, parce que le script de base montrait bien trop la CIA sous un jour négatif.
On sait par exemple que le personnage de Jessica Chastain devait initialement participer à la séquence de torture du film, la scène dite du "bain", dans laquelle l'agence tente d'arracher des informations au personnage joué par Reda Kateb. Dans la version finale du film, elle se contente d'observer la scène...
Une scène également utilisant un chien pour intimider un détenu lors d'un interrogatoire fut supprimée à la demande la CIA. Pourtant, nulle invention du scénariste du film. Des chiens furent bien utilisés lors d'interrogatoires, et même lors des terribles photos dévoilant le scandale de la prison d'Abu Ghraib, en Irak.
Mark Boal s'était défendu de toute pression exercée par la CIA, expliquant que, "comme n'importe quelle publication ou oeuvre d'art, les décisions finales reviennent aux réalisateurs des films". Une explication un peu courte qui relève quand même de la contorsion...
Au-delà des polémiques, pas infondées du reste, Zero Dark Thirty est un film impressionnant, virtuose, rigoureux, à la dernière demi-heure d'une intensité folle. Une oeuvre loin des clichés va-t-en-guerre que certains ont voulu lui prêter. Si vous ne l'avez jamais vu, vous savez ce qu'il vous reste à faire.