Comment est né le projet de Mauvaises Filles ?
Emerance Dubas : Le film est né de ma rencontre avec l’historienne Véronique Blanchard, qui consacra sa thèse de doctorat, publiée sous le titre Vagabondes, voleuses, vicieuses, sur le placement des filles dans les internats de rééducation. À l’époque, je réalisais des portraits d’artistes dans la continuité de ma formation en Histoire de l’art. Je m’en suis détournée pour me consacrer à ce projet documentaire et le faire exister coûte que coûte. Mais je n’aurais jamais pensé qu’il me faudrait sept années pour y parvenir ! Long est le chemin pour raconter ce qui hante une société.
De combien d'heures de rushes disposiez-vous en entrant dans la salle de montage ?
J’avais environ 35 heures de rushes, ce qui est relativement peu dans le cinéma documentaire. Mes repérages ont duré longtemps si bien qu’au moment du tournage, je savais précisément ce que je souhaitais filmer tout en étant prête à accueillir l’inattendu.
Avez-vous eu la tentation de la fiction pour raconter cette histoire ?
Absolument pas ! Ce film s’inscrit pleinement dans une démarche documentaire.
En voyant votre film, le spectateur pense immanquablement à Magdalene Sisters de Peter Mulan. Est-ce l'une de vos références ?
Bien sûr, j’avais vu à sa sortie en France The Magdalene Sisters, le film de Peter Mullan qui se déroule dans l’Irlande catholique des années 1960. Mais j’ignorais qu’en France, une multitude de filles de la génération de ma mère avaient connu le même sort. J’ai donc été sidérée lorsque j’ai découvert le calvaire des filles mises au ban de la société derrière les hauts murs de la congrégation du Bon Pasteur. Même si j’ai grandi à Angers, la ville où se trouve la maison-mère de cette congrégation religieuse, personne n’en parlait dans mon entourage. Il s’agissait d’une histoire collective taboue. Un secret bien gardé qui avait eu raison de ces adolescentes. Une double injustice en somme puisque, face à la honte, les femmes n’avaient eu d’autres choix que de se taire.
Combien d'institutions similaires comptaient la France ?
Le nombre d’internats de rééducation pour filles varie selon les périodes, mais il s’élève environ autour de 70 établissements.
Les femmes ont traversé le pire - avant et après leur passage dans cette institution -, mais aucune n'est animée par la colère. Leur apaisement impressionne.
Édith, Michèle, Éveline, Fabienne, ainsi que Marie-Christine, sont en effet remarquables. Lors de l’écriture du film, j’ai choisi de travailler avec des femmes qui avaient fait un chemin intérieur leur permettant d’échapper à la colère sans pour autant être résignées. Face à la violence et à la force des récits, mon but était que le spectateur trouve sa place et qu’il soit également en capacité de prendre en charge cette colère.
Vous filmez ces femmes marquées par leur expérience. Vous filmez aussi l'héritage de la violence dont elles sont dépositaires.
Incitée par sa fille, Michèle a écrit un texte à l’attention de ses petites-filles. Elle produit en quelque sorte une archive à l’attention de pour sa famille. Michèle incarne donc ainsi cette transmission intergénérationnelle, qui est l’un des enjeux du film. Le montage est d’ailleurs conçu comme un puzzle dont les pièces résonnent entre elles jusqu’à la scène finale qui vient sceller la parole des femmes pour les générations futures.
Par instants, le documentaire emprunte au film d'horreur. Voir apparaitre un fantôme ne nous surprendrait pas et ces femmes sont comme porteuses d'une malédiction.
Je ne parlerai pas de malédiction. Les femmes ont été broyées par un système disciplinaire pensé et orchestré. Mais il est vrai qu’au détour d’un couloir du Bon Pasteur de Bourges, alors que la voix d’Édith nous guide dans ce lieu labyrinthique, semblent surgir les fantômes du passé.