Méprisé par les esthètes des années 20, réhabilité par les Surréalistes dès 1929, redécouvert et adopté depuis par les générations de cinéphiles, Louis Feuillade incarne le vrai cinéma populaire, dans ce qu’il a de plus noble. Il a illustré tous les genres cinématographiques : comique d’observation, burlesque, mythologie, féerie, drames historiques ou sociaux, comédies, mélodrames, films d’actions et même westerns…Il est surtout le promoteur ardent du film policier (avec les séries Fantômas et Les Vampires), et du Serial ou films à épisodes (Barrabas, Tih minh, Judex), avec lesquels il a endigué l’assaut de la production américaine contre le cinéma français, affaibli par la guerre.
Assez grand et robuste, Feuillade avait une vitalité et une résistance qui forçait le respect. De son entrée chez Gaumont en 1905 jusqu’en 1925, date de sa mort, il ne prit aucune vacance ni aucun repos, sauf pendant quelques mois de mobilisation au commencement de la guerre de 14. Avec près de 800 films réalisés entre 1906 et 1925, et seulement une trentaine d’entre eux non basés sur ses propres scénarios, Feuillade fut un authentique bourreau de travail.
Né à Lunel, petite ville du département de l’Hérault, le 19 février 1873, Louis Feuillade est le dernier des cinq enfants de Barthélémy et Marie Feuillade. Il reçoit une éducation pieuse et conformiste, d’abord dans l’école chrétienne du village de Brignac, puis au petit séminaire de Carcassonne, et enfin à Montpellier chez les Pères lazaristes où il obtient en 1891 le baccalauréat ès lettres classiques. Toute sa vie, il restera attaché à ces valeurs conservatrices.
A 25 ans, il monte à Paris, fin février 1898, et entre au service comptable du groupe "La Bonne Presse" (aujourd'hui Bayard Presse). En janvier 1902, il démissionne, puis se lance dans le commerce du vin comme courtier, entre 1902 et 1904. Passionné de lettres et féru de théâtre, Feuillade ne désespère pas d’embrasser un avenir littéraire. L’occasion lui est donnée avec la participation à un hebdomadaire baptisé "La Tomate" qui voit le jour en 1903, même si la revue ne dure que 12 semaines. En 1904, il collabore à deux publications : La revue mondiale, et un quotidien, Le soleil.
C’est sur les conseils d’Andre Heuzé (1880-1942), scénariste chez Pathé de 1905 à 1909, que Feuillade entre au sein de la société Gaumont. Il est reçu par Alice Guy : "Mademoiselle Guy était une fort avenante personne, très intelligente et comprenant bien le cinéma tel qu’il était à cette époque. Elle me demanda quelles étaient mes compétences dans cet art. Je lui affirmai qu’elles étaient fort étendues et qu’il ne tenait qu’à elle de me mettre à l’épreuve"? dira-t-il plus tard. C’est après avoir constaté pendant plusieurs semaines son savoir-faire à l’écriture qu’elle lui propose de mettre en scène lui-même le dernier scénario qu’il lui a apporté : Le Chapeau, en 1905. Dès lors, chaque semaine, Feuillade produit deux ou trois scénarios. En l’espace de deux ans, il en écrit près de 200. En février-mars 1906, il passe enfin à la réalisation : Tartarin de Toulouse, Un Coup de vent, Mireille, Le Bon écraseur, dans lequel il montre un automobiliste recollant les jambes du piéton qu’il a écrasé… Feuillade s’entoure de toute une troupe qui lui reste fidèle, comme une sorte de famille. Son opérateur favori, Georges Guérin dit "Manichoux", des réalisateurs et des acteurs qui sont des gens du voyage ou du théâtre de boulevard, des vedettes de caf’ conc’… Citons Gaston Modot, le futur héros de L' Âge d'or de Luis Buñuel, Joe Hamman, Marcel Levesque, Renee Carl ou Rene Navarre, le futur héros de Fantômas - À l'ombre de la guillotine. En 1907, Alice Guy se marie avec l’opérateur Herbert Blaché, et part s’installer aux États-Unis. Avant son départ, elle fait nommer Feuillade "chef des services du théâtre et de la prise de vues".
"Si vous voulez qu’un film se vende, mettez parmi les acteurs un enfant", disait Feuillade. Il est le premier à avoir l’idée de faire des enfants de vraies vedettes, dans des séries comiques promises à un grand succès. C’est ainsi que voit le jour la série "Bébé", entre 1910-1913, qui comporte 77 numéros. "Bébé" a un successeur, Bébé, Bout-de-Zan, qui donne vie à une série de 60 films. En marge des productions ayant l’antiquité ou la Bible en toile de fond (…), il signe la série Fantômas en 1913-1914, son premier chef-d’œuvre. Truffé de séquences d’anthologie dont une mémorable course-poursuite sur les toits de Paris, cette série policière constitue encore un extraordinaire témoignage sur le Paris de la Belle Epoque, depuis longtemps disparu, avec ses ruelles mal pavées, ses grilles, ses maisons et ses réverbères.
Mobilisé en août 1914, il est affecté dans sa ville natale de Lunel, en mars 1915. Dans la correspondance qu’il entretient avec son patron Léon Gaumont, il vit mal le fait que ce dernier accorde à d’autres réalisateurs, en son absence, des conditions qu’il lui a toujours refusées ; ce qui lui vaut d’ailleurs le surnom du "barbelé" par Feuillade. Devant être affecté à la section cinématographique des armées comme spécialiste de la prise de vue en couleurs, il fait une crise cardiaque le 16 juillet 1915, et se voit finalement réformé le 30 du même mois. De retour dans un studio déserté du fait de la guerre, il réussit malgré tout à tourner son second chef-d’œuvre : le Serial policier Les Vampires, révélant aux yeux du public fasciné les courbes sensuelles et la beauté vénéneuse de Musidora, dans le rôle d’Irma Vep.
L’année 1917 marque sans doute le triomphe de la carrière de Feuillade, avec le ciné-roman Judex, en 12 épisodes. L’histoire d’un justicier, incarné par Rene Cresté, installé dans les sous-sols d’un château en ruine. Si la série triomphe en France, le public anglo-saxon, lui, trouve le rythme du Serial trop lent. 1918 est un tournant dans la production nationale, qui doit désormais lutter avec un nouvel envahisseur : le cinéma américain. Emmenée par des piliers comme D.W. Griffith, Douglas Fairbanks, Charles Chaplin, Mary Pickford, la production américaine taille des croupières à la France, affaiblie par la guerre. Feuillade tente d’endiguer l’assaut, avec des Sérials comme Barrabas ou Tih minh. A partir des Deux gamines (1921), le crime triomphant et organisé cède le pas à l’innocence persécutée : le roman familial s’impose désormais. Si le film, notamment projeté au Gaumont Palace, alors la plus grande salle de cinéma du monde, obtient un franc succès, de même que les films suivants, Feuillade ne peut malgré tout rien contre les nouvelles années du cinéma muet, qui voit des génies s’imposer, comme Fritz Lang.
Épuisé par une vie de travail ininterrompu, contraint à un repos complet durant l'été 1924, Louis Feuillade réalise ses deux derniers films avec l'aide de son gendre, Maurice Champreux. Il décède à 52 ans, le 26 février 1925, à Nice, des suites d'une péritonite, quelques jours à peine après avoir achevé Le Stigmate ; quatre ans avant que le cinéma ne connaisse un nouveau et profond bouleversement avec l’arrivée du parlant. "Mon domaine est celui où rien n’est impossible, où l’on fait arriver tout ce qui vous passe par l’esprit", confiait Louis Feuillade à un ami, en 1921. Authentique artisan du cinéma, Feuillade demeure moderne parce qu’il était en avance. A une époque où l’existence de l’art cinématographique était niée par les mêmes qui dix ans plus tard, prétendaient l’élever jusqu’au sommet, il affirmait l’autonomie de cet art.
Auteur : Olivier Pallaruelo