Né le 22 février 1900 à Calanda dans l'Aragon, Luis Buñuel est le fils aîné d'une famille aisée de sept enfants. Dans une ville réputée pour son fanatisme religieux, son enfance est marquée par les durs préceptes d'une éducation jésuite obscurantiste. A 14 ans, l'adolescent étouffe et décide de rejoindre un institut laïque, dans lequel il découvrira entre autre la philosophie marxiste. Deux ans plus tard, il se rend à Madrid pour suivre des études supérieures de philosophie, qui lui font côtoyer Federico García Lorca, Salvador Dalí et le mouvement dadaïste.
A Paris quelques années plus tard, il écrit une adaptation de Hamlet, débute dans la mise en scène au théâtre et s'intéresse de plus en plus au cinéma. La projection des Trois Lumieres de Fritz Lang est pour lui une révélation. Il s'inscrit à l'école de comédien de Jean Epstein et parvient à l'âge de 25 ans, à se faire nommer assistant sur le tournage de Mauprat, puis trois ans plus tard sur celui de La Chute de la maison Usher. En un an, l'apprenti cinéaste fonde un ciné-club et écrit un scénario. Financé par sa mère, il tourne Un Chien andalou en 1928, avec son grand ami Salvador Dalí. Projeté en privé pour Man Ray et Louis Aragon, le court-métrage fait sensation, si bien qu'une projection est organisée pour le groupe des surréalistes. Pablo Picasso, Le Corbusier, André Breton, Max Ernst, Paul Eluard, René Magritte et Jean Cocteau constituent un public exigeant qui acclame l'oeuvre, au grand étonnement de Buñuel, prêt à leur jeter des cailloux derrière l'écran en cas de rejet. Loin du formalisme de l'avant-garde française, l'auteur ne cultive pas l'expérimentation à vide et préfère recréer une réalité poétique qui déchire les voiles de la perception et secoue le spectateur, poussé à "voir d'un autre oeil que de coutume".
En 1930, son deuxième film, L'Âge d'or, fait scandale par sa violence et son érotisme latents. Fidèle au surréalisme, le cinéaste a pour principes de "détruire la représentation conventionnelle de la nature, ébranler l'optimisme bourgeois et obliger le spectateur à douter de la pérennité de l'ordre existant". A l'aube du parlant, il innove par la dissociation du son et de l'image et par le dialogue en voix-off. A la suite d'une projection faisant l'objet d'agressions de la part d'organisations fascistes, son deuxième film est interdit en salles et le restera jusqu'en 1981.
Avant de réaliser trois ans plus tard un documentaire sur la misère de l'Espagne, intitulé Terre sans pain, Buñuel fait un séjour aux Etats-Unis où il travaille pour le Musée d'Art Moderne de New York. Un bref passage par Hollywood lui fait faire la connaissance de Chaplin et d'Eisenstein. Producteur, monteur, attaché d'ambassade à Paris ou encore conseiller technique aux Etats-Unis, l'artiste touche à tout. Alors qu'en Espagne sévit la guerre, il milite activement de son côté, jusqu'au jour où Dalí étale son anticléricalisme et son marxisme dans une autobiographie qui n'épargne guère son ancien ami. Les convictions politiques de Buñuel effraient dès lors les américains qui le poussent à s'exiler au Mexique en 1947.
Dans sa nouvelle terre d'accueil, le cinéaste débute une carrière prolifique, admirée et récompensée entre autre à Cannes. Parmi ces grands films, se distinguent les remarquables Los Olvidados, El et La vie criminelle d'Archibald de la Cruz, truffés de références au Marquis de Sade, à la religion et à la bourgeoisie. Le réalisateur contrôle davantage ses sujets et se permet progressivement plus de liberté dans sa mise en scène. A l'apogée de sa période mexicaine avec Nazarin, Luis Buñuel se voit proposer un tournage en Espagne pour le film Viridiana, qui est récompensé d'une Palme d'Or à Cannes en 1961, avant de susciter de gros remous politiques, religieux et diplomatiques en Europe. Le régime de Franco, qui a autorisé le tournage du film et a accepté d'être représenté sur la Croisette en son nom, l'interdit, met à la retraite le directeur général de la Cinématographie qui a reçu le prix et détruit les copies espagnoles. Le film, qui connait un grand succès en Belgique, aux États-Unis et en Angleterre, sort l'année d'après en France, et ne sera projeté dans son pays qu'en 1977, deux ans après la mort du dictateur espagnol. Continuant à travailler avec son producteur Gustavo Alatriste, l'inclassable cinéaste tourne L'Ange exterminateur, puis Simon du désert, ses derniers films mexicains.
Tout en demeurant à Mexico, le provocant réalisateur vient régulièrement en France où il tisse des liens fructueux avec le scénariste Jean-Claude Carrière. Naissent des oeuvres comme Le Journal d'une femme de chambre, adaptation du roman d'Octave Mirbeau, dans lequel il dirige avec tendresse l'actrice Jeanne Moreau ou La Voie lactée, où son rejet du dogme devient attitude philosophique. Dans Belle de Jour et Tristana, le réalisateur rencontre, découvre et révèle une toute autre facette de l'innocente jeune Catherine Deneuve. Du Mexique en France, en passant par l'Espagne, ses films puissants et constamment en lutte, peignent la frénésie du désir et le pouvoir de la rêverie. "Le cinéma est la meilleure arme pour exprimer le monde des songes, des émotions, de l'instinct", professe t-il. L'auteur brouille les cartes, dilue les règles du récit logique cartésien et plus précisément les coordonnées spatio-temporelles. Oscar du meilleur film étranger pour le brillant et symbolique Charme discret de la bourgeoisie en 1972, Don Luis choisit d'arrêter sa carrière de réalisateur en 1976 avec Cet obscur objet du désir. Le 29 juillet 1983, il décède à Mexico, laissant derrière lui une filmographie subversive et inégalable, dont le combat entre unité et anarchie le caractérise en tous points.
Laetitia Ratane