YOJIMBO - LE GARDE DU CORPS (1961) et SANJURO (1962) sont deux films centrés autour du même personnage : un samouraï sans nom et sans maître (un rōnin). Un guerrier extrêmement doué dans son art du sabre, mais usant pourtant moins de ce talent que de ruse et d'intelligence.
Avec YOJIMBO, Akira Kurosawa balance une petite bombe dans le genre du film de sabre en faisant de son héros un personnage opportuniste et manipulateur, dont la ligne morale n'est pas dictée par les habituels codes d'honneur et de loyauté, mais plutôt par son appréciation très personnelle des choses. Un héros évoluant en dehors de tout manichéisme, pour qui les notions de vie ou de mort riment avec la question : "quel intérêt pour moi ?". Toshiro Mifune, décidément l'homme le plus classe du monde, interprète le fameux Yojimbo. Celui-ci se retrouve ainsi par pur hasard dans un minuscule village ravagé par une guerre sanglante entre deux clans. Après une phase d'observation de l'organisation de ce microcosme (bordel, tripot, "entreprises" locales) et des métiers, habitudes et caractères de ses différents occupants (aubergiste dépité par la violence, menuisier reconverti en croque-mort, collecteur d’impôts à corrompre, têtes pensantes plus ou moins charismatiques et sous-fifres complètement cons), il vendra ses services au plus offrant tout en fomentant un plan d'éradication de la menace locale par la ruse, en les opposant patiemment l'un contre l'autre.
Ça vous rappelle quelque chose ? Normal. Pour une poignée de Dollars de Sergio Leone, si génial soit-il, n'est "qu'une" relecture recontextualisée dans l'ouest américain, du langage cinématographique proposé par Kurosawa dans YOJIMBO.
Ainsi, ce divertissement en théorie absolument japonais, apparaît comme très familier. Le Yojimbo, c'est l'ancêtre du blondin de Leone et par extension de la figure du justicier à la morale floue, popularisée dans l'histoire du cinéma américain par Clint Eastwood et ses innombrables copycats. De l'Inspecteur Harry au vieux de Gran Torino en passant par le Popeye de French Connection, Snake Plissken de N.Y. 1997, ou les nombreux personnages de Tarantino.
Coté technique, le fameux sens visuel de Kurosawa fait encore une fois des merveilles. Nous parlions déjà du pouvoir évocateur de l'Image chez le cinéaste dans notre critique de la La Forteresse Cachée... Ici, il en est de même, mais dans un environnement drastiquement resserré. La mise en image de ce village huis-clos est ainsi pensée de manière très symétrique. Une symétrie très évocatrice, opposant deux entités également corrompues, tout comme elle place le Yojimbo au centre, comme seul indicateur moral et instigateur des enjeux. À cela s'ajoute la phénoménale bande-son mêlant musiques traditionnelles japonaises et jazz. Une bande son ludique et stimulante qui attribue à chaque personnage une mélodie, déclinée en fonction des situations... Préfigurant elle aussi les fameux scores d'Enio Morricone ! On peut même relier ce YOJIMBO au cinéma de Scorsese, lors de la phase d'exposition méticuleuse du fonctionnement de ce village. Une immersion rappelant les fresques mafieuses du cinéaste italo-américain, comme Casino ou Les Affranchis. On notera juste une toute petite baisse de rythme au cœur du film, bien qu'elle exprime en filigrane la patience nécessaire pour mettre en œuvre le fameux plan de déconstruction de ces deux clans.
Au delà, on ne peut s'empêcher de se dire que la culture américaine à elle aussi, indirectement influencé Kurosawa. Par les codes visuels du western (Ford-ien et autres), mais également d'une façon plus allégorique. On peut effectivement assimiler ce récit de ruse et d'opportunisme, à la percée du capitalisme au Japon après la seconde guerre mondiale, dont nous parlions par ailleurs dans notre critique du Cimetière de la Morale. Une recherche du profit à tous prix au dépends des valeurs d'honneur et des codes moraux culturels, composante première des personnages du film. Le Yojimbo, lui, évolue sur la frontière ténue située pile entre les deux. On imagine donc le choc que dut constituer ce film, mettant en exergue par le prisme du divertissement les contradictions d'un pays qui se cherche. Sa "modernité" peut ainsi expliquer son immense succès au box-office de l'époque.
En somme, découvrir YOJIMBO en 2015, c'est se prendre un bon gros retour de bâton culturel dans la gueule. Décidément, après La Forteresse Cachée (influence notamment, de Star Wars), on commence à comprendre l'importance de Kurosawa dans l'inconscient collectif.
Critique issue du Blog du Cinéma; écrite dans le cadre d'une rétrospective Akira Kurosawa proposée par le festival Lumière 2015 !