Cinéaste du temps qui passe à travers l'observation minutieuse et distanciée de la vie de ses contemporains via le prisme des relations familiales, Yasujiro Ozu réalise avec "Il était un père" son film le plus personnel qui était aussi son préféré. Le scénario du film avait été rédigé en 1937 juste avant qu'Ozu ne soit mobilisé durant vingt mois en Chine pour la Guerre du Pacifique. Entre temps, la censure avait fait son œuvre et le cinéma devait désormais se plier à des règles strictes d'écriture visant à renforcer le patriotisme. Ce n'est qu'en 1942 qu'il accepte de retoucher le premier jet du scénario pour se conformer aux codes en vigueur. Peu importe en réalité, l'essence du film reposant sur la relation indéfectible qui unit un père à son fils par-delà les différences de points de vue et les aléas de la vie. Ozu parle en réalité de lui-même qui comme le jeune Ryohei (Shuji Sano) a été éloigné une dizaine d'années de son père resté à Tokyo pour son travail de grossiste en engrais pendant qu'il poursuivait ses études à Kyoto. Shuhei (Chishu Ryu), professeur de mathématiques dans un collège de province élève seul son jeune fils depuis la mort prématurée de sa femme. Homme de rigueur et de principes, il s'adonne avec application à sa mission d'enseignant dans laquelle il puise la force pour surmonter le deuil et le poids moral de l'éducation de son fils. La mort accidentelle d'un de ses élèves lors d'un voyage de fin d'année bouleverse profondément la confiance en soi de Shuhei qui se sentant indigne de la mission qui lui a été assignée, renonce à son métier, décide de partir seul à Tokyo et d'envoyer son fils au collège à Ueda. Se sentant orphelin une deuxième fois, le jeune Ryohei accepte difficilement cette décision unilatérale que son père tente de lui faire accepter en jouant un peu lâchement de son autorité à partir d'un discours éducatif assez peu mobilisateur. Père et fils suivront désormais deux routes séparées entrecoupées de rares retrouvailles qui seront autant de bonheur rempli de la joie toute simple d'être ensemble réunis lors d'une partie de pêche, d'un repas ou d'un bain au sauna. Le souhait de rapprochement régulièrement exprimé par le fils qui ne sera jamais réalisé sera la seule pointe de discorde au sein d'une relation empreinte de respect mutuel mais aussi du maintien de la hiérarchie entre le père et son fils. Réaction plutôt paradoxale, le désir d'indépendance surtout dans les sociétés occidentales étant le plus souvent exprimé par les enfants vis-à-vis de leurs parents. Chez Ozu, derrière le conformisme social et la placidité de façade, les sentiments intenses et tumultueux se traduisent souvent par une mise à distance physique kilométrique importante entre parents et enfants ("Le fils unique", "Voyage à Tokyo"), résultat d'une désertification des campagnes probablement mais aussi peut-être réaction à la pression trop grande que fait peser sur les épaules de chacun le poids de l'institution familiale japonaise. Ozu dont la caméra laisse le temps au temps, parvient à saisir l'indicible qui se lit autant sur les visages que dans les attitudes et les gestes anodins qui règlent nos vies. Il ne se passe objectivement rien dans les films d'Ozu et pourtant rien ne peut nous décrocher de l'écran, émerveillés que nous sommes d'observer la vie qui passe. Mais le miracle des films d'Ozu c'est aussi l'illusion charmante d'une poésie qui parait naitre de l'observation du spectateur autant que du savoir-faire du metteur en scène. Cinéaste unique dans l'histoire du cinéma mondial, Ozu s'est peut-être approché par une autre voie, plus prosaïque, de "l'art cinématographique", obsession chère à Robert Bresson.