"J'ai vu tuer Ben Barka est né d'une situation très précise : il y a quatre ans, une amie cinéphile, Frédérique Moreau, m'a raconté un dîner qu'elle partagea avec Franju à la fin de sa vie, au cours duquel il lui avait confié avoir arrêté l'alcool suite à un événement tragique qui l'avait profondément marqué : l'enlèvement de Ben Barka qui se produisit – dit-il – sous ses propres yeux, alors qu'il avait rendez-vous avec l'opposant marocain à la Brasserie Lipp. Selon Franju, il le vit s'apprêter à entrer dans la brasserie, puis être arrêté par deux hommes et précipité vers une voiture. Il y a, certes, une part d'hallucination dans ce récit car il n'a pas pu voir la scène de l'endroit où il se trouvait, mais il est en revanche avéré qu'il avait bien rendez-vous avec Ben Barka le 29 Octobre 1965. De mon côté, j'étais à l'époque adolescent et je me souviens avoir assisté au procès qui eut lieu en 1966 : l'affaire Ben Barka était une affaire énorme qui fit presque vaciller le pouvoir gaulliste et révéla un système politique parallèle agissant dans l'ombre du régime officiel... Mais j'avais en revanche complètement oublié l'implication de Franju et de Marguerite Duras dans l'affaire. C'est donc l'idée troublante que Ben Barka a été enlevé – pour ainsi dire – à cause du cinéma qui m'a donné envie de recomposer cette tragique affaire et d'en faire un film."
Président de la première Assemblée Nationale du Maroc en 1956, Mehdi Ben Barka sera un des plus virulents opposants au régime de Hassan II, roi du Maroc en 1961. Condamné à mort par contumace, par une cour marocaine, en 1963, Ben Barka part en exil à Alger puis au Caire. Il sera enlevé à Paris en octobre 1965, son corps ne sera jamais retrouvé. "(...) on sait aujourd'hui de manière avérée que que les services secrets marocains, encadrés par la CIA, ont mené à bien" l'enlèvement, note Serge Le Péron. De nombreuses zones d'ombre subsistent, notamment concernant l'implication des services secrets français, et ce malgré un long procés, ouvert en septembre 1966, et qui a abouti à la condamnation de plusieurs ravisseurs de Ben Barka (dont Georges Boucheseiche) et (par contumace) de Mohammed Oufkir, ministre de l'intérieur marocain et ennemi juré de l'opposant. Le film <_j27_ai tuer="" ben="" vu=""> sort en salles le 2 novembre 2005, soit 40 ans, presque jour pour jour, après l'enlèvement, le 29 octobre 1965. Le titre du film est en fait celui de la confession de Georges Figon, publiée par L'Express le 10 janvier 1966, quelques jours avant que le voyou ne soit retrouvé mort.
Le rôle joué, malgré eux, par Georges Franju et Marguerite Duras, dans l'affaire Ben Barka, est rarement évoqué. Pourtant, souligne le cinéaste, "cela ne fait pas le moindre doute : tous deux ont véritablement cru qu'il s'agissait de produire un documentaire sur la décolonisation, pour lequel Ben Barka était censé servir de conseiller historique. Franju devait en signer la mise en scène etMarguerite Duras le commentaire. Le projet était tout à fait plausible dans le contexte des années 1965-1966 : le sujet était brûlant, Franju était un documentariste notoire, et Duras, déjà célèbre comme écrivain, était connue pour ses engagements politiques. Ils ont été complètement manipulés."
Le cinéaste brosse le portrat de Medhi Ben Barka : "Ben Barka est vraiment une figure politique typique des années 60 : homme du Tiers-Monde laïc, anti-colonialiste, farouchement opposé à l'hégémonie américaine, mais plus proche de personnalités comme Patrice Lumumba ou plus tard Salvador Allende, que d'un révolutionnaire comme Che Guevara. Il possédait une véritable stature d'homme d'Etat. C'était un pragmatique et un tacticien hors pair (...) Ben Barka était en quête d'un nouvel équilibre planétaire pour lequel il oeuvrait, comme leader de la “Tricontinentale”, une organisation qui regroupait les gouvernements des nouveaux pays indépendants et les représentants des mouvements de libération sur les trois continents : Afrique, Asie et Amérique latine (...) Les dirigeants américains voyaient en lui une sérieuse menace ; à l'époque, le Maroc servait de tête de pont aux Etats-Unis pour surveiller l'Afrique, et la CIA encadrait les services secrets marocains (...) Ses assassins n'ont simplement pas compris qu'en éliminant un homme comme lui, ils allaient engendrer des personnages autrement plus sinistres – et dangereux – auxquels le monde doit faire face aujourd'hui. Je suis convaincu que Mehdi Ben Barka fait partie de ces hommes qui ont beaucoup manqué dans l'histoire du Tiers Monde des quarante années écoulées depuis sadisparition. Et l'un des enjeux de ce film est de réactualiser cette mémoire : sa mémoire."
Le réalisateur a choisi Josiane Balasko pour tenir le rôle de Marguerite Duras. La vedette du Splendid est ainsi la deuxième comédienne à se glisser dans la peau de l'auteur de L'Amant, après Jeanne Moreau, qui prêta ses traits à l'écrivain dans Cet amour-là de Josée Dayan.
Pour jouer le rôle de Georges Franju, Serge Le Péron a fait appel à Jean-Pierre Léaud, qu'il avait déjà dirigé dans son précédent film, L'Affaire Marcorelle, et auquel il a consacré un documentaire, Léaud l'unique. Le comédien et Franju s'étaient rencontrés au début des années 60 par l'intermédiaire de François Truffaut. L'auteur des 400 coups admirait beaucoup celui des Yeux sans visage - c'est d'ailleurs après l'avoir vu dans La Tête contre les murs que Truffaut choisit Charles Aznavour pour Tirez sur le pianiste. Ajoutons que Léaud avait été dirigé par Josiane Balasko dans Les Keufs. Enfin, Mathieu Amalric, qui interprète ici Philippe Bernier, journaliste et ami de Ben Barka, apparaissait déjà dans L'Affaire Marcorelle, et figurait, tout comme Léaud, au générique du Journal du séducteur de Danièle Dubroux.
Dans une scène de J'ai vu tuer Ben Barka, le personnage de Georges Franju, évoquant la question du colonialisme, montre à deux jeunes filles Les Maîtres fous, l'un des plus fameux films réalisés par un de ses contemporains, documentariste comme lui : Jean Rouch. On peut y voir une manière, pour le cinéphile Serge Le Péron, de rendre hommage à ce pionnier du cinéma ethnographique, décédé quelques mois avant le tournage de son film.
Le film a été tourné, le plus souvent, sur les lieux où se sont déroulés les différents actes de l'affaire, comme l'explique Serge Le Péron. "On a ainsi retrouvé miraculeusement le studio où Figon a vécu ses derniers jours, rue des Renaudes, près de l'Etoile : c'est (...) un quartier assez glaçant où on a pu filmer quelques scènes d'intérieurs et d'extérieurs. Nous avons également tourné à la Brasserie Lipp qui nous a accordé une autorisation exceptionnelle, et dans la villa du truand Boucheseiche à Fontenay le Vicomte : ces lieux correspondent incroyablementà la dramaturgie précise de l'affaire et à sa narration. L'appartement de Franju était situé Quai des Grands Augustins ! A deux pas de chez Lipp et face au Quai des Orfèvres, où il allait être interrogé, et où l'affaire allait connaître sa conclusion judiciaire dans la salle d'Assises où a été jugé Pétain. On a l'impression aujourd'hui que les lieux avaient anticipé le drame."
Pour recréer l'atmosphère de l'époque, le langage s'avère un outil précieux : "Il y a une musique propre au parler de l'époque, que nous avons retrouvée aussi bien dans les minutes du procès que dans les récits –vrais ou faux– de l'affaire : une musique qui nous a guidés pour faire dialoguer les personnages. Certaines répliques sont d'ailleurs authentiques : quand Duras dit à Figon “ce que vous avez fait est abominable”, par exemple. Le langage desvoyous de ces années 60, encore marginal, apparaît justement au grand jour à l'occasion de l'affaire : la presse en diffuse les bons mots, les humoristes en rajoutent. Michel Audiard est en train d'en faire un style cinématographique dans la bouche d'acteurs comme Gabin, Ventura, Belmondo... Il se trouve que la maîtresse de Figon, Anne-Marie Coffinet a joué de petits rôles dans certains de ces films !
Crédité au générique comme "collaborateur" à la réalisation, et scénariste, Saïd Smihi est un ancien dissident marocain, réhabilité par Hassan II.
Avant Simon Abkarian, Francisco Rabal joua le rôle de Mehdi Ben Barka au cinéma, dans un film italien consacré aux activités internationales de la CIA, Faccia di spia (1975). En 1972, Yves Boisset signait, avec L'Attentat, une évocation de cette affaire, et c'est Gian Maria Volonte, qui, aux côtés de Jean-Louis Trintignant et Michel Piccoli, interprétait un personnage fortement inspiré par l'opposant marocain.
L'un des "garçons" (terme employé dans le film par Figon pour désigner les voyous) est incarné par François Hadji-Lazaro, leader du groupe de rock alternatif des années 80 Les Garçons bouchers, et fondateur du label indépendant Boucherie. On a déjà remarqué la trogne et la gouaille de l'imposant comédien dans plusieurs films atypiques : Dellamorte Dellamore, La Cité des enfants perdus ou encore Le Pacte des loups.
Le président de la Cour d'assises est interprété par Claude Duneton, essentiellement connu comme linguiste. Auteur de nombreux ouvrage érudits mais non dénués d'humour, on l'a aperçu au cinéma dans 37°2 le matin, La Passion Béatrice et chez Krzysztof Kieslowski (La Double Vie de Veronique, Bleu).