Avec Gabrielle, c'est la première fois que Patrice Chéreau, habitué des Festivals de Cannes (où il fut notamment président du jury en 2003) et de Berlin (Intimité décrocha l'Ours d'or en 2001) présente en compétition un de ses films à la Mostra de Venise. Au terme de la compétition, Isabelle Huppert s'est vu remettre par le jury, présidé par Dante Ferretti, un Lion spécial couronnant l'ensemble de sa carrière.
Figures majeures du théâtre et du cinéma français, Patrice Chéreau et Isabelle Huppert n'avaient pourtant, jusqu'à Gabrielle, jamais travaillé ensemble, ni sur les planches, ni sur un plateau de cinéma. En revanche, la comédienne a pour partenaire un vieux complice du metteur en scène : Pascal Greggory incarnait le duc d'Anjou dans La Reine Margot, le compagnon de Bruno Todeschini dans Ceux qui m'aiment prendront le train, et, pour une brève apparition, un médecin dans Son frère. L'acteur a également joué à plusieurs reprises sous la direction de Chéreau au théâtre. Citons Le Temps et la chambre de Botho-Strauss (1992), Phèdre de Racine (avec Dominique Blanc dans le rôle-titre, en 2003) sans oublier un spectacle devenu mythique Dans la solitude des champs de coton (1995) de Bernard-Marie Koltès, dans lequel il donnait la réplique au metteur en scène. Ajoutons que les deux hommes apparaissent dans Lucie Aubrac de Berri et que Greggory incarne Saint-Loup dans Le Temps retrouvé, le film de Ruiz, dont le narrateur est... Chéreau.
La comédienne se souvient : "Le 1er janvier 2004, Patrice Chéreau m'a adressé un texto en guise de bons voeux pour me dire qu'il se mettait à écrire pour moi. Il y avait eu des signes avant-coureurs et des occasions de se dire qu'on travaillerait bien ensemble. Puis, peu de temps auparavant, le tournage du Temps du loup de Michael Haneke où l'on était tous les deux acteurs : on s'était très bien entendu. L'envie était là, il fallait juste la concrétiser (...) Patrice m'a dit qu'il pensait adapter une nouvelle de Joseph Conrad, Le Retour, mais m'a demandé de ne pas la lire, car le personnage de femme qu'il me proposait y était très décevant. C'était une silhouette. Très vite, j'ai pu avoir une première continuité du scénario, et ce personnage, Gabrielle, avait pris de l'importance : il s'était mis à exister réellement. Comme si le film l'avait créé pour moi."
A propos du travail avec le cinéaste, dont il est un fidèle complice, Pascal Greggory note : "Patrice protège son monde, c'est un peu un chef de famille. Il me connaît parfaitement depuis le temps, mes qualités comme mes défauts. Et moi aussi, je le connais : il me dit d'abord non tout le temps, à chaque proposition, mais avec une telle envie de dire "oui" que ça passe parfois. Alors, je proposais sans cesse des choses, c'est devenu une sorte de jeu entre nous. Sur un tournage, Patrice vient avec une énergie folle, on attend ça de lui. A nous, ensuite, d'être à la hauteur... Ce fut une confrontation à trois. Il fallait être solide, car il y avait là trois égo forts."
C'est la troisième fois qu'Isabelle Huppert et Pascal Greggory se donnent la réplique au cinéma. Celui-ci trouve un de ses premiers rôles au cinéma en 1979, celui du frère dans Les Soeurs Brontë d'André Techiné, Huppert incarnant Anne. Ils se retrouvent 23 ans plus tard dans La Vie promise d'Olivier Dahan.
Gabrielle marque la quatrième collaboration de Patrice Chéreau avec l'un des chefs-opérateurs les plus demandés du cinéma français, Eric Gautier, qui fut directeur de la photo sur Ceux qui m'aiment prendront le train, Intimité et Son frère. Le scénario de ces deux derniers films était d'autre part co-écrit par Anne-Louise Trividic, qui figure elle aussi au générique de Gabrielle. La scénariste avait par ailleurs travaillé sur Au plus près du paradis de Tonie Marshall, un des rares films avec Chéreau-comédien. Enfin, le cinéaste, qui signe avec Gabrielle son deuxième film d'époque, onze ans après La Reine Margot, a de nouveau fait appel à Olivier Radot, qui fut chef-décorateur sur l'adaptation de Dumas Père sortie en 1994.
Le cinéaste précise ses intentions : "Au final, je voudrais juste que ce film ne soit pas un film sur une "femme de cette époque-là", mais qu'il ait une vocation plus universelle : raconter cette femme qui revient dans cette maison parce que l'amour n'y habite pas, cet homme qui en part parce que la vie n'y a jamais été. Qu'il réponde à une question de toutes les époques, qu'il capte quelque chose de l'ordre de l'insaisissable, du secret des visages et des mouvements. Tout était dans la manière de raconter, sous une forme apparemment très policée, la violence sourde de cette guerre civile à deux, de cette prison dorée où deux corps se découvrent et se haïssent. Comprendre comment filmer ces dîners, ce monde saturé d'obligations, de paroles mondaines ou futiles, et nous faire comprendre à quel point on en est de la folie de cet homme-là et de l'autonomie de cette femme. Deux êtres que n'aura jamais préoccupé la moindre affection, et qui, mariés depuis dix ans, n'avaient jamais pensé à former un couple et en avaient même oublié qu'ils avaient un corps."
Gabrielle est inspiré d'un récit de Joseph Conrad, écrivain voyageur d'origine anglo-polonaise né en 1857 et décédé en 1924. Patrice Chéreau, plusieurs grands cinéastes ont porté à l'écran les oeuvres de cet auteur. Le roman Victoire a ainsi été adapté par Maurice Tourneur (Victory en 1919) puis William Wellman, sous le titre Dangerous paradise. Plus récemment, une nouvelle version a été tournée, avec Willem Dafoe et Irène Jacob (Victory, Mark Peploe). Victor Fleming et Richard Brooks ont en commun d'avoir adapté Lord Jim, le premier ayant réalisé un film muet en 1925, le second ayant réalisé Lord Jim quarante ans plus tard avec Peter O'Toole et James Mason. Parmi les autres réalisateurs qui se sont aventurés dans l'oeuvre de Conrad, citons Alfred Hitchcock (Agent secret) Carol Reed (Le Banni des îles), Andrzej Wajda (Smuga cienia), Ridley Scott Les Duellistes), Francis Ford Coppola (Apocalypse Now, d'après Au coeur des ténèbres), et, en France, Marc Allégret (Sous les yeux d'Occident)
Patrice Chéreau s'explique sur les partis pris esthétiques du film (passage du noir et blanc à la couleur, ralentis) : "Eric [Gautier] me parlait de la lumière des peintures de Fantin-Latour, de lumières inhabituelles aujourd'hui au cinéma (tout vient des lustres au plafond). J'avais dès le début - je lui ai dit - envie de tenter quelques principes stylistiques forts : commencer le film en noir et blanc avant de passer brusquement à la couleur, revenir parfois au noir et blanc, ne pas hésiter à utiliser des éclats formels très particuliers, comme le ralenti, les images arrêtées, et commenter l'action à l'aide de cartons écrits, ces mêmes cartons pouvant aussi faire entendre certaines phrases du dialogue. Toutes choses que l'on a expérimentées avec François [Gédigier, monteur] et qui sont un pur temps du cinéma, et à la fois permettent de mieux accueillir ce qui, dans mon travail sur le texte et l'image et avec les acteurs, retrouvait les racines du théâtre et du romanesque."
Avec Gabrielle, Patrice Chéreau dit s'être libéré de ses complexes d'"homme de théâtre" : "Sur ce film, il m'était possible d'utiliser au grand jour pour ainsi dire tout ce que le théâtre m'aura appris. Je crois être désormais libre par rapport au théâtre ; libre de ce qu'on me dit régulièrement sur le "cinéma-qui-n'est-surtout-pas-le-théâtre", libre d'être un metteur en scène de cinéma et de théâtre. Cela a pris du temps, mais cette fois-ci, j'ai aimé me rapprocher délicieusement de mon passé de théâtre, me sentir capable d'imaginer un filmcourt, très formel et que j'ai toujours pensé violemment stylisé. Un film où on décrirait avec précision les moeurs d'une peuplade exotique : des gens riches et qui possèdent, vers 1912, à Paris."
Initialement, Patrice Chéreau avait pensé intituler son film Trois soirées.