Une question me taraude: pourquoi ce film sans véritable histoire (en apparence) reste et restera un "must" du cinéma français?
Tentons d'y répondre.
Mais avant il est intéressant de faire un constat sur la jeune carrière de cinéaste de Claude Sautet au moment de la sortie du film. "Les Choses de la vie" est le quatrième film du réalisateur qui a fait ses armes avec "Classe tous risques" et "L'arme à gauche", deux films noirs qui ont su renouvelés le genre policier en France en usant des codes du cinéma américain tout en restant fidèle à l'esprit français. Les critiques et spectateurs étaient, donc, en droit d'attendre une sorte de continuité dans la carrière du réalisateur, qui, avec Jean-Pierre Melville semblait être un fin analyste de l'univers des policiers et voyous. Ils ont su insufflés au genre une dimension psychologique, absente de la plupart des œuvres françaises du genre.
Ici, point de film noir. Claude Sautet livre un virage à 180 °. Il ne reviendra jamais au genre qui a fait sa réputation (sauf dans "Mado" - avec le même Piccoli - où l'atmosphère semble s'inspirer du film noir sans en être un véritablement). Ce film a surpris tout le monde, tant les critiques que les spectateurs. A tel point, que ce film peut-être considéré comme une "première oeuvre" tant le sujet traité et la mise en scène sont radicalement différentes des précédents. C'est oublier que Sautet est aussi un scénariste-adaptateur réputé et caméléon, ayant collaboré avec Franju, Deray, Jean Becker, Rappeneau et de Broca.
Pourtant, même s'il s'agit d'un virage et de l'exploration de "terres inconnues", le réalisateur bénéficie de sa solide expérience de grand technicien et de scénariste. Il en utilise ce qui fait et fera de façon plus évidente sa patte, sa marque comme une sorte de "Sautet touch" reconnaissable entre milles: une grande maîtrise technique au service d'une intrigue forte, sans être complexe, portée par une vision humaniste et profonde de ses personnages, avec un regard sociologique quasi documentaire sur l'environnement, le contexte et le milieu, quel que soit le ton plus ou moins "dramatique" adopté.
Aidé par le roman de Paul Guimard qui collabore à l'adaptation de son roman, paru en 1967, Sautet livre une oeuvre puissante et marquante qui touche le fond de l'âme. L'essentiel repose visuellement sur le tour de force impressionnant de la séquence de l'accident (vrai leçon de cinéma et de montage). D'ailleurs, dès le générique le réalisateur nous annonce la couleur. Nous comprenons quelle sera la fin du film. L'important n'est pas là. L'important c'est le contexte dans lequel évolue le personnage central, Pierre (Michel Piccoli). Le scénario tient d'ailleurs sur un mouchoir à papier: Pierre Bérard, la quarantaine, ne sait plus très bien où il en est, partagé entre sa vie d'avant auquel il s'accroche, incarné par son ex-femme Catherine (Léa Massari), dont il n'est pas divorcé et avec qui il travaille toujours, et sa future et nouvelle vie, incarné par sa compagne Hélène (Romy Schneider), qu'il aime mais qui, elle, peine à trouver sa place dans cet univers figé et sclérosé. Doit-il quitter cet univers confortable et rester avec Hélène où doit-il la quitter pour ne pas perdre sa famille, ses amis et ses habitudes?
Banale question existentielle penseront certains, "beaucoup de bruit pour rien" en fait... Sauf que.l'intelligence du roman de Paul Guimard, que l'oeil de Sautet transfigure et magnifie, porte ce dilemme au rang de question philosophique essentielle face à la soudaineté du dramatique accident. Cela renvoie le spectateur à ses propres choix de vie car lui, sait vers quoi converge la fin de l'histoire, pas Pierre... En fait, le traitement de Sautet, renvoie à l'absurdité des "questions ridicules" qu'il se pose, à l'absurdité de sa peur de perdre un confort émotionnel qu'il ne perdra pas mais qu'il va continuer à réinventer et à écrire avec un nouvel amour exaltant, l'absurdité de l'accident, l'absurdité de la vie et de la mort... L'enchainement de la mécanique du film semble nous dire que l'accident est inéluctable, Sautet nous le martèle bien avec l'accident qui nous est montré par bribes et sous différents angles. L'énergie que Pierre à épuisé à se poser des questions "ridicules" sur sa relation avec Hélène (il se l'avoue seul dans la voiture qui file vers Rennes) le retarde pour son rendez-vous professionnel et l'oblige à augmenter sa vitesse... Et ce qui arrive devait arriver ! L'accident n'est pas le choix de Pierre, mais ce sont ses actes et ses réflexions, dont il est le seul responsable, qui conduisent à ce tragique événement totalement "imprévisible"...
Puis la scène de l'accident dans son intégralité (au ralentie et en vitesse normale). Description quasi documentaire de l'après l'accident, d'un réalisme saisissant sur cette foule agglutinée en bord de route, et en mal de sensationnel contrastant avec des incursions oniriques et poétiques réussies- tout comme les scènes de souvenirs posant les raisons du questionnement de Pierre dans la première partie du film -. Rupture de ton. L'ombre de la mort plane. L'obsession de la "fameuse lettre"....Michel Piccoli prend le relais en off. Beauté des dialogues de Dabadie. Superbe. Une fin déchirante sur la musique inoubliable de Philippe Sarde. Le visage dévastée de Romy vous dévaste tout autant. Et puis vous êtes saisit par une profonde émotion qui en pensant à ce film ne vous quittera jamais, vous fait verser quelques larmes quand vous entendez "La Chanson d'Hélène"...
Une autre force du film et non des moindres: Claude Sautet filme ses personnages avec beaucoup d'amour, il ne juge personne, il nous les rend humains. Pierre, Hélène, Catherine, François (Jean Bouise- impeccable), c'est vous, c'est moi, c'est votre ami, votre voisin, etc. Identification assurée. Sa direction d'acteur fait des étincelles: les regards et les silences expressifs de Piccoli, les sourires lumineux et les émotions de Romy, sa beauté, leur complicité évidente dans le jeu, la caméra qui ne lâche pas les visages (y compris dans l'accident) concourent à la réussite de l'ensemble...
Intelligence de Sautet à ne pas montrer plus qu'il ne fallait. Intelligence du traitement narratif. Si le film est court, c'est qu'il se concentre sur l'essentiel. Sa maîtrise du cadre et du montage, son découpage et sa mise en scène permettent de capter beaucoup de détails et d'informations dans le même plan, même le plus furtif.
Un coup de maître récompensé par le Prix Louis Delluc 1970. Il devient le cinéaste symbole des années 70 et un cinéaste admiré dans le monde entier (Spielberg -j'ai cru le lire- est franchement impressionner par ce film).