Avant Les Sucriers de Colleville, Ariane Doublet a réalisé plusieurs autres documentaires. L'un d'entre eux était sorti en salles en 2000 : il s'agit des Terriens, un portrait d'agriculteurs qui se préparent à observer, en Haute-Normandie, l'éclipse du 11 août 1999. En 2001, elle signait pour la chaîne Arte Les Bêtes, un film très remarqué consacré à un cabinet de vétérinaires au moment de la crise de la vache folle.
"C'est la curiosité qui m'a amenée à la sucrerie de Colleville, se souvient Ariane Doublet. "Le bruit courait dans le pays : l'usine était menacée de fermeture. Souvent j'étais passée devant, impressionnée par le bruit et les épais nuages de fumée qui s'en dégageaient. Je voulais rencontrer les ouvriers, pénétrer ce lieu. Les choses ont été vite. Les campagnes sucrières, périodes durant lesquelles on extrait le sucre des betteraves durent environ quatre mois d'hiver. Nous étions fin novembre, il restait tout au plus cinq semaines de travail intensif, et peut-être cette 99ème campagne, dans cette usine centenaire, allait être la dernière." La cinéaste a filmé une lutte qui n'a rencontré qu'un faible écho "A Colleville, ils ne sont qu'une petite centaine de salariés, et les saisonniers ne font que passer... Les gens se sentent impuissants et ne savent plus contre qui se battre. C'est cette usure, ce délitement que j'ai voulu faire sentir, jusqu'à le rendre parfois oppressant."
Ariane Doublet estime avoir eu plus de facilité à tourner que si elle avait été journaliste : "Nous avons pu, pendant plusieurs mois, rester à Colleville, aller, venir, de jour comme de nuit, librement. Il faut dire que nous ne sommes que deux pour tourner : je filme et Graciela fait le son. Deux femmes dans cet univers presque entièrement masculin." Mais la réalisatrice ajoute : "Il y avait une réelle volonté, de la part du conseil d'administration et de la direction, que le moins d'informations possibles puissent se diffuser à l'extérieur. J'ai la conviction qu'ils avaient toujours une longueur d'avance, que les décisions étaient prises en amont, dans la plus grande confidentialité. Les ouvriers ont gardé le sentiment, pendant toute période, d'être menés en bateau (...) la direction au début du printemps a jugé notre présence indésirable et nous a brusquement interdit l'accès. Les négociations s'engageaient (...) nous étions désormais de trop."
Depuis la fin des années 90, le cinéma français s'est souvent intéressé au monde du travail et à l'entreprise, aussi bien dans le registre du documentaire que dans celui de la fiction. Dans la première catégorie, citons Herve Le Roux qui, dans Reprise, sorti en 1997, partait à la recherche d'une ouvrière qui apparaissait dans un film relatant la grève des salariés de l'Usine Wonder en 1968. En 2003, Rêve d'usine de Luc Decaster était consacré à lutte contre la fermeture de l'usine Epeda dans le Loir-et-Cher, et Attention danger travail, co-réalisé par Pierre Carles proposait une réflexion sur le chômage.
Côté fiction, Ressources humaines de Laurent Cantet, sorti en 2000, évoquait les relations complexes entre un père ouvrier et son fils, en stage dans son entreprise. L'année suivante, il était question de harcèlement moral dans Trois Huit de Philippe Le Guay et, en 2004, Violence des échanges en milieu tempéré suivait un jeune consultant en entreprise chargé de préparer un plan de licenciement.
Ariane Doublet précise ses intentions "Très vite, j'ai fait le choix de ce que je voulais mettre en scène. Ce n'étaient pas les rouages, ou les mécanismes, toujours présentés aux ouvriers comme étant inéluctables et qui précipitaient cette usine à l'extinction, que j'allais démonter. Je me suis sentie proche de leurs questionnements, de leur attente. J'étais moi aussi dans l'expectative de leurs réactions, enfermée dans ce vacarme, cette odeur obsédante (que les spectateurs ne partageront pas !), ces pannes, ces sirènes, la proximité de ces corps au travail, de cette complicité de groupe."