A l’encontre de Sophia Loren, sans doute à cause du million de dollars qu’elle toucha pour dix jours de tournage (25 millions de 2022, le plus gros cachet pour une actrice), Charlton Heston développa haine et ressentiment (il écrira dans ses mémoires qu’il regrettait son attitude obtuse face à une des plus grande actrices du monde). Au grand dam du réalisateur Anthony Mann, et malgré ses demandes répétées, Heston ne regarde jamais Loren dans les yeux. Même sur son lit d’agonie il regarde au loin, évitant celui de son épouse bien aimée… Donc, en dépit de la prestation hors du commun de cette dernière, la plupart des scènes intimistes ont un côté réchauffé au micro ondes. Cette réserve mise à part «El Cid » est un chef d’œuvre et le dernier grand film d’Anthony Mann. Il raconte l’histoire d’un homme simple qui devint le véritable sauveur et unificateur de l’Espagne. Près de la vérité historique le héros n’en paraît que plus incroyable, car aucun chevalier ne l’égale. Le scénario mêle aussi des éléments du mythe Ainsi la rencontre avec Lazare est une pure invention, inspirée dune légende dans laquelle le Cid rêve d’un ange nommé Lazare qui lui promet qu’il ne connaitra jamais la défaite. Mann qui rêva d’adapter « King Lear » au cinéma (certains élément de la pièce se retrouvent dans « The Furies » qu’il réalisa en 1950), introduit une bagarre à coup de poignards entre les deux princes, dans un intérieur qui prête à la claustrophobie (la plupart des chambres et salles du film sont sans ouverture sur l’extérieur). Rencontre parfaite avec la dramaturgie Shakespearienne qui habite les enfants royaux, y compris les pulsions incestueuses entre Uracca et Alfonso (dans un film historique en 1961 !). Aux intérieurs viciés d’une cour qui ne l’est pas moins, le réalisateur oppose les grands espaces (où il excelle) pour y exprimer la grandeur épique du récit. En exceptant la mort de Don Gormaz, comte d’Oviedo, empruntée à Corneille, et des omissions comme son mercenariat pour quelques seigneurs aussi bien chrétiens que musulmans, et une erreur historique: Ben Yussuf (Youssef Ibn Tachfin) ne meurt pas à Valence (il fera même la misère à Mutamin après la disparition du Cid et reprendra la ville à Chimène, trois ans plus tard), le film est globalement proche de la réalité historique et développe une histoire comme Mann sait les raconter. La plupart des scènes vont à l’essentiel, et à part quelques phrases sonnantes (El Cid : « Un homme peut-il vivre sans honneur ?», Lazare : « Un seul homme en Espagne peut humilier un roi et donner à boire de sa gourde à un lépreux », Mutamin : « Quel noble sujet, que n’a-t-il un noble roi », etc), les dialogues frappent par leur sobriété et certains, résumés à l’essentiel, en deviennent laconique. Car Mann, comme Hawks pensait que l’image devait être compréhensible par elle même. Entre autre, le début du film est une leçon de technique cinématographique. De la rencontre avec le prêtre, de l’arrivée de Don Diego et des habitants de Bivar à celle du Comte Ordonez, jusqu’à la libération des émirs, chaque plan et chaque mouvement de caméra sont incompressibles. Cette perfection se retrouve dans la majorité du métrage, livrant quelques séquences devenues légendaires comme l’affrontement avec Don Gormaz, le tournoi du jugement de Dieu, le serment contraint du roi Alfonso où Geneviève Page (géniale à chaque apparition) tremble à en exploser, la venue de Ben Yussuf à Valence, les batailles de Valence (réalisées par Yakima Canutt selon le souhait de Charlton Heston, très impressionné par la course de chars de « Ben Hur ») et pour finir, l’entrée dans la légende qui devient une grande idée par la manière dont elle est réalisée. Pour être complet, les quatre châteaux et les extérieurs sont filmés sur place, en Espagne., magnifiés par la superbe photographie de Robert Krasker, le style artistique voulu par les designers Veniero Colasanti et John Moore qui prirent également en charge décors et costumes dans une volonté de cohérence. Le tout, habillé par une grande partition de Miklós Rózsa interprétée par le Münchner Symphoniker, donne à cet immense film un habit de lumière qui rejoint ainsi dans la forme le message de tolérance étonnamment moderne délivré par un homme que son mythe a paradoxalement enfermé dans un carcan dont seule la mort le délivra.