Produit par Francis Ford Coppola, couronné par un Ours d’Argent à Berlin, traitant d’un sujet passionnant et toujours d’actualité, le deuxième long métrage de Robert De Niro possède a priori toutes les qualités pour faire un grand film. Pourtant, au sortir de ces 2 h 47 labyrinthiques, on reste sur sa faim, avec l’impression d’avoir été cantonné dans l’antichambre du sujet.
Les premiers plans du film nous montrent Edward Wilson chez lui, en train de rentrer précautionneusement la maquette d’un clipper dans une bouteille alors que la radio diffuse un communiqué du gouvernement Kennedy déclarant haut et fort qu’en aucun cas il n’interviendra à Cuba. Puis notre homme sort de sa maison typiquement américaine, prend démocratiquement le bus où un gamin lui demande la monnaie d’un dollar. Il arrive ensuite à son bureau, dans les sous-sols d’un bâtiment officiel, donne le billet à un de ses adjoints qui consulte un liste de codes dont un correspond au numéro du billet, et reçoit un appel de la Maison-Blanche qui lui donne le feu vert pour l’opération anticastriste de la Baie des Cochons.
La présence des troupes cubaines à proximité du lieu du débarquement qui se transforme alors en fiasco prouve qu’une fuite a eu lieu au sein même de la CIA. L’enquête qui s’ouvre alors donne le départ d’un long flash-back qui démarre en 1939, avec l’intronisation d’Edward dans une sorte de loge maçonnique digne d’"Eyes Wide Shut". S’imbrique alors un autre flash back sur le suicide de son père, acte fondateur de toute la narration.
Car si celui-ci a commis cet acte suite à des accusations de corruption, son fils dissimule la lettre qui explique son geste, et la conserve sans l’ouvrir. Cette relation père-fils marquée par le doute structure toute le récit, que ce soit dans la recherche de pères de substituts dans une activité où il est pourtant illusoire de chercher à nouer de vraies relations personnelles, ou dans le rapport d’Edward avec son propre fils. Le titre original, "The good Shepherd", illustre bien mieux cet angle de vue que le très banal "Raisons d’Etat" qui ne retient du film que la toile de fond politique. Idéaliste et convaincu des valeurs de l’Amérique – ou en tous cas de l’Amérique WASP, car les autres « ne sont que de passage », dit-il -, il n’hésite pas à dénoncer son professeur à Yale coupable d’amitiés pro-nazis, justifiant cette trahison par le fait qu’il se soit approprié un poème de Stikney.
Cette conviction d’être du côté du bon droit l’éloigne six ans de sa femme et de son fils ; elle l’entraîne surtout à commettre les mêmes actes que ceux qu’il reprochait au camp d’en face, jusqu’à trahir tout ceux qui l’ont aimé. Visiblement, Robert De Niro a délibérément embrouillé le récit, pour placer les spectateurs dans le même état de doute et d’incompréhension que ses protagonistes, préférant se centrer sur les conflits intérieurs d’Edward. Et de fait, nous cherchons à progresser dans ce dédale de la même façon que lui déniche dans un chapeau un ticket de blanchisserie qui le conduit à récupérer sous une chemise un dossier dont nous n’entrevoyons que la couverture. Ces jeux de pistes à la John LeCarré, bien loin des scènes d’action hi-tech des films d’espionnages récents, finissent par nous égarer, d’autant qu’en multipliant les intrigues imbriquées et les faux semblants, Robert De Niro semble se désintéresser de la recherche d’une vérité de toute façon relative.
Même si l’on comprend pourquoi De Niro a voulu un rythme aussi étiré, "Raisons d’Etat" souffre de cette austérité ; et il est paradoxal –et pour tout dire un peu frustrant- de voir un des comédiens les plus flamboyants d’Hollywood demander à ses acteurs un jeu aussi épuré. Le soin apporté à une photographie glacial renforce cette impression de distance et d’extériorité, comme si les dossiers présentés n’avaient pas été complètement déclassifiés. Dommage, car en évitant la dispersion vers le thème omniprésent dans le cinéma américain de la recherche du père, il y avait matière à faire un film passionnant.
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