Rayette : - "You love me, baby?". Bobby, hésitant : - "What do you think?". Vraisemblablement le personnage de Jack Nicholson semble peu enclin à s’étendre sur ses sentiments. On retrouve en lui un peu de l’insolent Han Solo sur le point d’être cryogénisé dans l’Empire contre-attaque, lorsqu’il répond "I know" à une princesse Leïa elle aussi amoureuse. Bref, la figure de l’homme aventureux et macho avait pas mal de succès dans ces décennies-là à Hollywood. En l’occurrence, dans Five Easy Pieces, Bob Rafelson entend nous initier dans un voyage en quête de l’origine de ce "What do you think ?" prononcé par Bobby Dupea. Le film nous donne alors à pénétrer, non sans effort, dans l’intimité d’un homme qui ne se dévoile jamais, par crainte de décevoir sans doute.
Bobby travaille sur un site de forage pétrolier en tant qu’ouvrier. Il mène une vie sans grand intérêt au milieu de nulle part. Il gagne quelques dollars, les joues aux cartes avec ses collègues ou au bowling avec ses amis, puis rentre le soir auprès de sa femme, une serveuse un peu cruche amatrice de programmes télévisuels niais interprétée à merveille par une Karen Black au strabisme déconcertant. On apprend très vite qu’il n’est pas qu’un simple ouvrier, mais qu’il fût aussi pianiste de talent. D’ailleurs, un matin, sur la route du travail, alors bloqué par des embouteillages, il découvre un piano chargé sur le camion qui le précède et décide d’en jouer. Alors, pris par ce souvenir, il est porté, avec le camion, hors des embouteillages en même temps qu’il sort de son corps et s’élève vers son ancienne vie. Il quitte alors la route qu’il s’est tracé bien malgré lui, au bout de laquelle quelques dollars lui auraient pourtant permis de survivre en attendant la prochaine paie…
Plus tard, son ami Elton lui apprendra que Rayette est enceinte et cherchera à le convaincre de s’en réjouir. Cette seule évocation d’entrave à sa liberté le fait se braquer et il l'envoie se faire voir. Alors, le chant métallique et brut de l’acier des foreuses prend le relais, marqué par la violence de la réaction du héros. Il ne peut plus penser, comme les foreuses, son cerveau est au bord de l’explosion. Puis, Bobby assiste finalement à l’arrestation pour vol de l’ami qui le sermonnait avec raison plus tôt… Tu parles d’un exemple. C’est à ce moment-là qu’il décide donc de tout plaquer, une nouvelle fois, pour rendre visite à son père, gravement malade, et rentrer "à la maison".
Arrivé sur l’île où réside son éminente famille, on le sent errer entre deux mondes qu’il connait : celui d’où il vient et celui qu’il veut se créer. Il y rencontre alors une femme (Catherine) plus sophistiquée (celle de son frère) et la désire instantanément. Cela semble réciproque. Evidemment... il respire l’aventure ou seulement… une autre routine, celle qui vient d’ailleurs. Et puis, il est frustre et naturel, beaucoup plus versatile que son frère, lui-même entravé jusque dans son corps par une minerve, à moitié paralysé comme l'est, en revanche, totalement leur père. On comprend alors que c’est cet immobilisme familial qui a fait fuir Bobby. Avec du temps, il risquait de devenir comme son frère, pour finir comme son père… L’image est parlante.
Depuis, il cherche donc à donner un sens à sa vie. Il ne parvient d'ailleurs pas à comprendre que l'on puisse décider irrévocablement de vivre une vie qu'il juge banale. C'est pour cela que lorsque Catherine admet préférer sa vie ennuyeuse à l'amour et l'aventure qu'il lui propose, c'est une claque qu'il se prend en pleine figure. On entre alors en plein paradoxe: lui-même ne sait pas ce qu'il veut, mais pense savoir ce qui serait mieux pour les autres. Or, ce qu'il leur propose finalement, c'est la même déconstruction mentale que celle qui l'habite... la même confusion. Alors oui, Catherine refuse de l'aimer, car elle a fait un choix conscient : celui de la constance et de la stabilité, celui d'une vie dont elle aura la maîtrise, et qu'elle ne laisse pas à la merci du hasard et d'une personnalité aussi déséquilibrée que celle de Robert.
Pour toutes ces raisons, Five Easy Pieces est d'une force étonnante, très juste dans ses propos. Il suggère en effet nombre de solutions, mais son personnage principal n'en emprunte aucune. Il appartient à ces films qui éduquent le spectateur à défaut de son héros. En effet, on ne peut s'empêcher de juger Bobby et de le comparer à ce que la raison nous dicterait dans sa situation. En cela, le film et très touchant, et rappelle The Graduate de Mike Nichols, par cette confusion terrible dans laquelle nagent leurs protagonistes respectifs, tous deux issus de milieux bourgeois symboliques de l'establishment. Alors, eux qui souhaitent reprendre le contrôle de leur vie, ne peuvent s'affranchir de leur situation que par une rupture brutale avec le dogme institué par leur histoire familiale et sociale. Le cinéma américain de la fin des années 60 et du début 70s est remarquablement marqué par cette désorganisation psychique, très politico-sociale à cette époque, chaque fois incarnée par des personnages denses et puissants. Ce film joue alors le rôle d'observateur d'une jeunesse en perte totale de repères, et le fait avec plus de sens et d'intelligence que le cinéma des années 2000 n'a pu le faire via Into the Wild par exemple.