Dolls est traversé par deux mouvements intérieurs, l’un terrestre et intelligible sous la forme d’une critique de la société du superficiel, l’autre plus spirituel symbolisé par les fameuses poupées. Dolls est donc à la fois un grand film poétique et une critique radicale. Le film est construit selon un schéma bien particulier. Trois histoires s’entremêlent, évoluent ou s’éteignent au gré des quatre saisons, mettant en jeu des personnages totalement différents. En creux, c’est donc à un portrait du Japon que se livre Kitano. Dans Dolls, il est question de regrets et d’errance sous le poids de la culpabilité. Sous l’influence des apparences sociales, du pouvoir de l’argent ou de la vanité, ils ont fait un choix, ils ont trahi quelqu’un mais n’ont jamais pu assumer cette trahison. Confrontés aux conséquences de leurs actes, aux victimes collatérales, ils plongent alors dans une immense solitude.
Takeshi Kitano est un cinéaste intelligent. Il dresse un portrait acerbe des conséquences d’un Japon où l’argent et le superficiel sont rois mais le fait sans jamais vraiment les montrer, à l’exception du show télévisé de la chanteuse. Pour se faire comprendre, il utilise la première facette des poupées, leur être débarrassé de leur aspect mystique. Qu’est-ce concrètement qu’une poupée dans ce théâtre qui nous est présenté en introduction ? C’est une grande pièce sculptée dans le bois, magnifiquement belle d’apparence, extrêmement précise. Mais c’est aussi mort intérieurement et totalement inanimé s’il n’y a pas un humain pour l’activer et la mouvoir. Selon moi, la métaphore principale du film se trouve ici. Le film et ses personnages sont à l’exact identique de ces poupées. L’image et les couleurs sont flamboyantes et superbement belles mais c’est pourtant une sensation glaciale qui s’en dégage. Comme lorsqu’une tombe est fleurie de bouquets multicolores, la vie s’est retirée. Le lyrisme est ainsi totalement absent de Dolls. Les mots ne peuvent plus exprimer autre chose qu’une apparence. Dans ce film, la quasi-totalité des dialogues (à une exception notable près) concerne des éléments extérieurs, négligeables, uniquement tournés vers le cliché et le superficiel (plaidoyer des parents pour le mariage d’affaire, demande d’argent, salutations à la famille d’un handicapé par obligation, …). Kitano exprime également cela de manière très sensitive. La scène de déambulation sous les cerisiers en fleur est à ce sens magnifique. Les seuls dialogues présents (d’un enfant moqueur ou des passants) rompent l’harmonie potentielle qu’avait installé la beauté pure de l’image. Ne pas assumer ce que l’on est, ce que l’on aime pour se laisser guider par le superflu ne peut mener qu’au pire. C’est là toute la parabole concrète de Dolls.
Si le film s’arrêtait à ce constat, il ne serait certes pas mauvais mais clairement insuffisant. Ici, c’est le choix symbolique de ces poupées et de ce titre Dolls qui permet au cinéaste d’aller plus loin dans sa démarche. En effet, les poupées ne sont pas que des pièces de bois sculptées. Elles ont aussi toute une symbolique et une signification spirituelle. Si je n’ai probablement pas les références suffisantes pour analyser les rituels religieux dans lesquels ces poupées sont impliquées, je peux remarquer une chose. Si en première lecture du film, on peut assimiler la déchéance des hommes à leur réduction à l’état de poupées, on peut aussi faire le chemin inverse. Le théâtre bunraku et en particulier le texte déclamé en introduction, extrait de l’œuvre d’une très grand poète japonais, sont des symboles d’une culture ancestrale et spécifique au Japon. Le recours à cette symbolique là, sans prôner une fermeture au monde extérieur appelle peut être un retour aux origines, aux sources de l’identité japonaise. Kitano s’étant aussi illustré dans le genre du film de yakusas, il me parait tout à fait plausible qu’il soit sensible à cela, à une sorte de code d’honneur ancestral galvaudé par la civilisation du matériel et du superflu. Ici, ce n’est pas réactionnaire, ça me parait plus proche du dépassement permettant de retrouver l’origine. Le film est construit sur les 4 saisons et donc sur un schéma circulaire où à la fin de l’errance, on peut retrouver l’origine. On retrouve cela dans la déambulation des « Mendiants enchainés ». Sawako ayant tentée de se suicider après avoir appris le mariage arrangé de celui qui lui avait promis le mariage, elle devient amnésique et partiellement folle. Pris d’un immense remords, il n’aura de cesse de la faire voyager à la recherche d’éléments qui pourraient lui redonner la mémoire. Leur errance les conduit à une salle perdue dans la neige, là où tout a commencé, là où ils avaient solennellement annoncé à leurs amis leur mariage prochain. Le retour aux origines après l’errance est définitivement le seul moyen d’obtenir une réconciliation avec la vie. Son « Pardonne-moi » et l’embrassade suivante sont les seules marques explicites de vie présentes dans le film.