Bertrand Blier a réussi son chef d'œuvre avant de sombrer dans des films sans grand intérêt, se parodiant lui-même. Trop belle pour toi a le privilège d'être court (80 minutes) et dense, d'une forme moderne maîtrisée en plus de traiter un sujet d'importance, la passion amoureuse dans toutes ses dimensions. Sujet par ailleurs classique, mais intelligemment revisité d'un mari qui trompe sa femme dans des circonstances bien particulières. Preuve que l'on peut dire des choses nouvelles en retravaillant ce qui s'était déjà réalisé.
L’histoire est simple : il s’agit de celle d’un garagiste à Marseille, Bernard Barthélémy (Gérard Depardieu), marié à une belle femme, Florence (Carole Bouquet), et qui s’éprend d’une passion pour une femme disgracieuse, Colette Chevassu (Josiane Balasko), sa secrétaire intérimaire.
Autant dans la forme que dans le fond, le film conjugue dans sa structure toute l'ambition de Blier. L'utilisation du cinémascope lui donne un aspect à la fois classique et moderne. Trop belle pour toi joue à merveille avec une forme sobre, mais éclatée, déstructurant la narration sans pour autant aboutir au n'importe quoi, c’est-à-dire à un film de Jean-Luc Godard. Il déstructure, mais reconstruit du sens. Toutes les formes narratives sont convoquées pour déstabiliser le spectateur sans le perdre quant au sujet. Il semble ne pas y avoir de narrateur proprement dit puisque les personnages sont à la fois pris dans le présent, le passé et le futur. Ils se parlent à eux-mêmes et commentent l'action, s'adressent au spectateur, se parlent comme s'ils racontaient leurs souvenirs par-delà le temps vécu, réfléchissent, se jugent les uns les autres, disent tout haut ce qu'ils ou que les autres pensent tout bas.
Il faut dire que les dialogues sont magistraux, comme rarement dans le cinéma français. Témoin cette réplique de Florence quand elle apprend que son mari la trompe avec une femme quelconque : « J’aimerais être moche comme elle. » Tout sonne juste et l’on se prend à être ému et à rire aux éclats devant tant de répliques fulgurantes. Le cinéaste n’a jamais été aussi grand.
Bertrand Blier entrechoque les époques, les dialogues, les personnages et parvient à une structure filmique aboutie et cohérente malgré son éparpillement et sa fragmentation. Le montage est tout aussi étourdissant, passant sans transition d’une époque à une autre, d’une situation à une autre comme celle où les amis réunis sont à la cérémonie de mariage. Sans crier gare, Colette est introduite au passage, venant d’un autre temps. Blier a toujours été un grand inventeur de ce style de récit moderne sans sombrer dans l'auteurisme contemporain, mêlant humour, dérision et sens du tragique. Dès qu'une situation menace de s'enliser dans le pathos, il la court-circuite par une dose d'humour, voire de trivialité ; dès qu'elle s'enfonce dans la gaudriole, il réinjecte de la sensibilité, du sérieux ou du drame. Ce mélange détonnant permet d'aborder toutes les situations existentielles qu'une telle histoire peut recéler.
Alors de quoi parle ce film, sans doute l’un des plus beaux sur la passion amoureuse ?
Très certainement du désir mais pas de n’importe lequel. Bernard a tout : une belle femme, une bonne situation et des amis. Mais justement, il a trop. Et il s’ennuie. Blier renverse la situation trop connue de l’homme amoureux et qui tente de séduire une femme belle. Ici, il l’a déjà et c’est ce qui lui pèse.
Dans la grande scène des rôles inversés, le dialogue avec Colette (devenue sa femme), Bernard contemple Françoise (devenue Colette) qui vient avec son téléphone chez eux pour dîner. « Peut-être qu’il la trouve trop belle. Enfin je veux dire trop sublime, trop idéale. À quoi veux-tu rêver quand tu vis avec une telle merveille ? T’as tout. Qu’est-ce qui te reste à espérer ? Rien. Mourir. » Dès lors, Bernard s’intéresse à Françoise : « J’aimerais vous connaître. » Ce à quoi, Françoise répond : « Ça veut dire quoi connaître une femme ? »
Question essentielle car on ne tombe pas réellement amoureux d’une femme parce qu’elle est belle mais parce qu’elle nous échappe grâce à son mystère et à sa séduction. À son ineffable singularité que nous ne pourrons jamais atteindre. La beauté est justement trop évidente et banale, trop visible, au point d’être idéale et c’est ce qui la rend fade et commune. Mondaine. Encore moins si l’on prend homme ou femme et qu’il ou qu’elle n’est que notre clone. L’altérité, c’est ce que l’autre a et que je n’ai pas et il faut accepter cette perte fondatrice pour être et aimer.
Mais justement, ici, cette scène est révélatrice de ce que Bernard n’est jamais satisfait de son sort ou de son désir. Qu’une femme lui appartienne, il en désire une autre. Si l’on inverse la situation, c’est-à-dire s’il a cette autre femme tant désirée, il désire celle qu’il n’a plus ou pas comme le montre le film, fut-elle belle ou non. C'est le manque qui crée le désir et non le désir qui comble le manque. Bernard ne l’accepte pas. Il perdra tout.
La conception tragique de Blier concernant le désir joue donc sur l’acceptation de l’imperfection de l’être humain dans un choix amoureux. C’est le grand pari du film que de remettre du tragique dans l’amour loin de l’égoïsme contemporain qui tente de l’effacer. Vouloir une femme parfaite, du moins conforme aux canons d’une société ou qu’une classe sociale aisée véhicule risque d’être un cuisant échec d’autant plus sévère que l’illusion a été plus forte auparavant.
.Le film aborde tous les registres de la relation amoureuse et sexuelle : sensuelle, triviale, sentimentale, intellectuelle. Blier étudie ainsi toutes les possibilités du manque et de mimétisme, et même de classe. Il réactive le rapport ancillaire (les servantes) qui peut jouer ici même si Bernard est plus fasciné par l’imperfection de Colette que par le fait qu’elle ne soit qu’une simple employée. C’est sans doute le comblement qui le taraude car comme il le disait plus haut, il n’y a plus rien à imaginer, rappelant la phrase de Proust : « Laissez les belles femmes aux hommes sans imagination ! »
Bernard n’accepte pas ce qu’il a, même s’il obtient cette imparfaite femme, témoin cette scène quand Colette propose à Bernard de vivre quelques jours avec lui, ce dernier répond : « Je retourne au garage. » L’habitude le menace, l’éternel retour du même le terrifie.
C’est donc à un « éloge » de la femme de seconde zone que fait Blier, en la mettant en lumière derrière la femme idéale. Il épouse sa condition de subalterne, lui donnant une humilité, elle, la disgracieuse aux yeux des hommes et qui succombe devant l’amour, du moins devant le désir de l’homme, et qui, seul, lui donne la vraie grâce. Elle sait qu’elle n’a rien eu alors que Bernard ne le sait pas car il a tout eu. C’est ce que dit Colette, touchante : « T’es bien sûr de vouloir de moi sinon ce serait trop moche. Je suis en train de plonger. » La sensibilité de Blier est de donner voix aux femmes moins belles, aux femmes du peuple, aux « bonniches », témoin cette scène où Colette raconte à Françoise comment elle tente difficilement d’enclencher une relation amoureuse avec les hommes.
La séquence où elle dit toute sa détresse est celle de la réception où elle raconte comment elle se glisse dans les beaux mariages : « On me prend pour une cousine, une parenté éloignée et je regarde la mariée. Je voudrais porter un toast pour vous souhaiter tout le bonheur, tout le bonheur que j’ai pas, que je connaîtrai jamais et j’en ai pas la force. Moi aussi, je peux être belle. C’est une beauté plus intérieure mais c’est une beauté qui en vaut une autre à qui s’est regardé.» Autre scène dans le bus quand Colette clame tout fort : « J’ai pas envie de rentrer chez moi ! » Et une femme lui répond : » Bon bah ça va, on a compris ! On est toutes dans le même cas ma petite vieille ! » L’art de faire dire tout haut la misère intérieure des femmes de peu. Et l’on disait Bertrand Blier misogyne !
L’autre grande scène à cet égard est quand Florence rend visite dans la chambre d’hôtel à Colette, nue dans le lit, couverte par un drap blanc. Florence se demande comment a-t-elle fait pour attirer le regard de Bernard. Fascinée à la fois par cette femme banale, et humiliée que cette dernière ait pu être désirée par son mari alors qu’elle est nettement plus belle. Là est la fracture fondatrice. Elle qui était si sûre de son pouvoir sur les hommes comme elle le dit : « Tu ne sais même pas ce que c’est que de tourner la tête d’un homme ! Moi les hommes, je les ai tous à mes pieds. Bernard comme les autres ! Je claque dans les doigts, il arrive ! » Elle aussi a trop eu. Ce qui en dit long non seulement sur la rivalité entre femmes mais dans leur pouvoir hégémonique en général dans le domaine de la séduction. « Pourquoi vous êtes si belle ? » lui dira Colette. Pour se venger, Françoise couchera avec Marcello, l’ami garagiste de Bernard, un homme de la même condition que Colette. Mimétisme.
Inversement, dans une scène précédente, Colette se sentait humiliée d’être choisie par Bernard alors qu’il possède une belle femme. « La beauté ça matraque figure-toi ! » Ingénieuse scène qui dit la lancinante mélancolie de ces êtres qui n’ont pas été élus sur l’autel de la beauté mais qui seuls peuvent la vivre réellement. Inégalitaire nature.
Comme d’ailleurs, la finesse du cinéaste est de donner voix aussi à la musique de Schubert tout au long du film. Musicien plus sensible et esseulé, mort à 31 ans de la syphilis, malheureux en amour. Ce n’est bien sûr pas un hasard. Il s’agit d’un des personnages qui ponctue poétiquement toute la partition du film. Et jusqu’à la fin. Franz Schubert introduit la création artistique à l’image de Pascal (François Cluzet), écrivain raté, le mari de Colette. Mais pas seulement. Il réunifie tous les protagonistes, leur faille secrète, taraudés par le manque : Pascal on l’a dit, Colette pour son rejet hors de la séduction, Bernard hanté par cette musique secrète et sensible, et Françoise par ricochet qui voit tout son petit monde bourgeois basculer dans le cauchemar et le doute.
Rarement un tel film a été intelligent et délicat sur ce sujet. Et drôle. Tous les repères valsent, toutes les voix sont convoquées pour raconter une banale histoire d’adultère en surface, mais originale par le décalage opéré. Le film en joue constamment, renforçant l’émotion au lieu de la prendre à la source (pas de naturalisme ici et nul romantisme) lorsque Colette annonce que Bernard va partir en douce au moment où elle fera les courses en vélo. Et c’est exactement ce qui se passe dans la scène d’après. Fatalité du destin qui rend cette histoire poignante, justement parce qu’on en connait l’inéluctable fin.
Mais les histoires d’amour finissent mal comme on sait. Et c’est parce qu’elles finissent mal qu’elles sont passionnantes à vivre. Là réside tout le tragique de la vie qu’il faut assumer coûte que coûte. Bernard se lasse quand il part quelques jours avec Colette à Béziers. Indécis une fois de plus. L’amour suppose l’humilité, non la vanité de soi.
Le film est donc tragique à l’instar de la vie. Il n’y a pas de solution. L’amour est court mais l’oubli est long. Bernard s’enfuit en douce, retrouve sa femme et ses enfants ; celle-ci le quittera, meurtrie. Colette quitte Pascal, se marie avec un autre, se fait faire un enfant et boit de la bière pour oublier, loin du sud ! L’amour ne comble rien et rend éternellement mélancolique et insatisfait quand il a vraiment eu lieu. Il est cette blessure et cette fracture irréparables. On ne le répare pas comme on va chez le garagiste.
Fin remarquable. Le film convoque les trois principaux personnages dans les bungalows en pleine nuit comme un retour sur le lieu du crime : l’apparition de Colette qui sort pour fumer et de Françoise qui s’en va en voiture, Bernard courant après l’une et après l’autre, se retrouvant seul. Comme tout le monde. « Elle m’a pris mon manteau ! » lâche-t-il d’un ton enfantin. Il s’en va et revient vers la caméra et lâche ce qui le taraudait depuis le début : « Vous me faites chier avec votre Schubert ! Y m’fait chier !»
Il ne reste donc qu’une seule chose : la petite musique de Schubert comme trace du tragique du monde et de l’amour.