En 1950 quand il réalise « Les Forbans de la nuit », Jules Dassin est au sommet de sa créativité. En huit ans de 1947 à 1955, il va enchaîner ses cinq meilleurs films, autant de chefs d’œuvre du film noir. Il est à noter que « Du rififi chez les hommes » sera réalisé en France en 1955 après que Dassin inscrit sur la funeste « Liste noire » d’Hollywood ne se soit exilé en Europe. « Les Forbans de la nuit » produit par la Fox sera tourné à Londres, première étape du périple européen (Angleterre, France puis Grèce) du réalisateur qui ne retournera jamais aux États-Unis. Le scénario est écrit par Joe Eisinger d’après « Night and Day » une nouvelle de l’écrivain Gerald Kersh parue en 1938. Tourné en décors naturels comme « La cité sans voile » et « Les bas-fonds de Friscoe » le furent avant lui, « Les Forbans de la nuit » montre au spectateur un Londres bien éloigné des images de cartes postales traditionnelles. Dassin pose sa caméra le long des quais de la Tamise ou dans le quartier populaire de West End pour suivre la course vers l’abîme d’un de ces êtres qui comme les papillons s’étourdissent avant de se brûler les ailes à vouloir trop s’approcher des parois d’une lampe incandescente. Toujours en mouvement, prêts à bondir pour saisir ce qu’ils croient être l’occasion inespérée pour s’enrichir et se faire un nom sans trop d’efforts autre que celui du muscle qui active leur langue bien pendue. Il ne leur manque qu’un peu de chance pour qu’enfin leur talent indéniable et l’originalité de leur personnalité rayonnante soient enfin reconnus. La chance n’est certes pas encore là mais elle pointe le bout de son nez car leur nouvelle idée géniale va immanquablement la faire sortir de sa tanière ! Des idées qui reposent bien entendu sur la chance elle-même, ces éternels incompris n’ayant guère le goût pour les tâches obscures qu’il faut souvent exercer patiemment pour finir par acquérir le respect et la reconnaissance, menant à une place au soleil. Naturellement cette quête qui repose on l’a dit sur un infatigable bagout, ne peut prendre corps et s’entretenir sans de bonnes âmes qui se laissent attendrir par leur bonne mine. Quête se soldant en général par un retour assez brutal à la réalité ou pour les plus incorrigibles et obstinés de manière tragique. Harry Fabian est un de ceux-là qui encore jeune et plutôt beau gosse constitue presque le maître-étalon du baratineur qui finit par croire tellement à ce qu’il dit que quelques-uns se révèlent sensibles à sa mélopée trépidante. En entame, Jules Dassin le présente galopant comme un furet dans le dédale des rues étroites de West End sans aucun doute avec quelques créanciers impayés ou parieurs floués à ses trousses. Visiblement bien entraîné, Harry a d’évidence une réputation solidement établie pour détaler à cette vitesse. Encore sûr de lui, il chipe au passage une fleur avant de pénétrer dans la cour d’un immeuble où loge sa dulcinée (Gene Tierney) partie au travail, pour sauvagement dévaliser ses économies. Henry Fabian c’est Richard Widmark alors âgé de 35 ans. Son rôle de tueur psychopathe dans « Le carrefour de la mort » d’Henry Hathaway lors de sa première apparition sur un écran de cinéma lui a apporté un de ses rôles les plus marquants. En huit films pour la Fox, Widmark n’a pas ménagé sa peine pour incarner le plus souvent des personnages douteux à l’équilibre psychique précaire en opposition avec son physique plutôt avenant. Rôles dont il se saisit avec une conviction étonnante. Dans « Les forbans de la nuit » il se surpasse avec une aisance confondante, sorte de zébulon devenu hystérique et surtout incontrôlable. A cours de liquidité pour calmer ses créanciers plus qu’impatients, il décide par opportunité de s’improviser organisateur de combats de lutte gréco-romaine croyant avoir trouvé après sa rencontre avec un ancien champion (Stanilaus Zbyszko), celui qui va le propulser vers les sommets. Jules Dassin formidable directeur d’acteurs qui a déjà tiré le meilleur de Burt Lancaster, Barry Fitzgerald, Richard Conte ou Lee J. Cobb utilise avec maestria la fougue d’un Richard Widmark qu’il conduit jusqu’à la limite de la caricature, parvenant à chaque fois à le tirer par la manche juste avant la bascule.
Portrait d’un homme dont la fin est dès le départ programmée mais aussi en creux celui de tous ceux que ce genre d’individus entraînent dans leur chute. Gene Tierney sa fiancée qui rêvait bien sûr d’une autre vie, s’était illusionnée à croire que sa propre sagesse finirait par contaminer son amoureux qui ne connaît sans doute même pas le sens de ce mot. Googie Withers, entraîneuse qui s’est elle aussi enivrée à penser que Harry allait lui permettre de sortir de sa condition ou encore Francis L. Sullivan amoureux transi délaissé pour Harry, ne trouvant plus d’issue viable une fois rendu à sa triste solitude
. Jules Dassin aidé du chef opérateur allemand Max Greene (Greenbaum) parvient à l’image d’Henry Hathaway dans « Appelez-Nord 777 », à donner une tonalité tout-à-faite réaliste à cette fuite en avant sans renier pour autant l’héritage de l’expressionnisme allemand que l’on peut déceler à plusieurs reprises notamment lors des poursuites. Avant que Zanuck pressentant de gros problèmes à venir pour Dassin avec la commission du sénateur McCarthy, ne l’expédie en Europe sur l’ordre suivant : « Fous-moi le camp à Londres et vite, il y a un film à tourner là-bas », c’est Jacques Tourneur qui devait réaliser le film. Le réalisateur de « La féline » (1942) qui n’aimait rien tant que suggérer les choses pour instiller l’angoisse aurait sans doute dirigé Richard Widmark d’une autre manière. Cela aurait été un autre film, peut-être moins nerveux mais davantage introspectif. Gene Tierney alors sur la pente descendante de sa carrière aurait certainement été plus à l’honneur. Mais dans sa version Jules Dassin, « Les forbans de la nuit » est sans aucun doute une pièce majeure de cette période dorée du film noir américain. A noter enfin pour les cinéphiles, la présence au générique de Charles Farrell acteur phare de la fin de la période muette qui sous la direction de Frank Borzage tourna avec Janet Gaynor dans trois chefs d’œuvre (« L’heure suprême », « L’ange de la rue » et « Lucky star » avant d’accompagner Friedrich Willhelm Murnau pour son avant-dernier film (« L’intruse » en 1930) avant la disparition tragique du grand réalisateur sur une route californienne le 11 mars 1931.