Œuvre charnière, « L’Eclipse » marque la bascule du cinéma d’Antonioni dans une certaine forme d’abstraction. Cette transition se fait de manière progressive au cours du film, ce qui créé un léger déséquilibre, l’impression d’une forme qui se cherche encore. Mais aussi l’invitation à une magnifique exploration cinématographique. Le traitement narratif est, en effet, peu à peu abandonné au profit d’un geste cinématographique qui se concentre sur le motif plutôt que sur le récit. S’il n’atteint pas encore la puissance de « Blow up » ou de « Profession reporter », Antonioni s’approche ici d’un cinéma total, détaché des contingences narratives, qui reste aujourd’hui d’une modernité absolue. La longue séquence d’ouverture, exemplaire de cette transition, semble poursuivre le récit de « La Notte » (un couple en crise qui bute sur ses empêchements), mais prend vite la forme d’une expérience purement visuelle décomposant ce motif de la rupture amoureuse (opposition violente du noir et du blanc, décadrages qui racontent la distance qui s’instaure dans le couple, perte du point de vue de l’un au profit de l’autre). Le film s’ouvre ainsi très vite à une voie nouvelle, en accompagnant l’héroïne dans son errance et sa confrontation au monde moderne, dont le sens lui échappe et dont elle subit la violence. Cette voie sera celle des prochains films du cinéaste. Loin de répéter une réflexion sur l’incommutabilité, « L’Eclipse » s’ouvre au contraire sur un geste radical de créer une cosmogonie cinématographique autour des motifs de la béance métaphysique d’un monde vidé de toute spiritualité où l’homme est réifié par le consumérisme. De façon encore très explicite, Antonioni montre ici une Italie en plein essor économique, que le capitalisme sauvage bouleverse profondément. Les scènes à la bourse sont ainsi orchestrées comme des irruptions de violence venant bousculer l’ordonnance du récit : mise en scène nerveuse, voir chaotique, qui impose au film un nouveau tempo, parfaitement incarné dans le rythme bondissant du personnage d’Alain Delon. Antonioni dévoile ici tout le projet du film : montrer le passage d’un temps « moral » à un autre. D’un monde à l’ordonnance précise et aux valeurs immuables à un monde nouveau, celui du consumérisme, où l’immédiateté (des informations, des désirs, des pulsions) déconstruit le réel. Ces deux mondes s’incarnent à travers les deux personnages : un Delon parfait en jouisseur frénétique et finalement désincarné (qu’à-t-il à offrir d’autre que l’illusion du moment, aussi abstrait que les millions qu’il fait gagner puis perdre à ses clients ?) et une Monica Vitti rescapée du monde d’avant, celui de valeurs immuables (l’amour), irréductible à cet impératif consumérisme, qui n’a d’autre issue que de se mettre en vacance d’elle-même pour tenir encore un moment en équilibre devant le néant que promet ce monde capitaliste où tout s’égalise dans la consommation frénétique. Et Antonioni de pousser cette logique jusqu’au constat de réification final, avec ces dix dernières minutes vertigineuses où le monde semble brusquement déserté (même les protagonistes ont disparus, abandonnés dans leur quête d’unité impossible) et où les hommes sont réduits à des ombres inquiètes et fugaces. Cette séquence inoubliable marque à la fois le passage définitif vers l’abstraction d’Antonioni, mais aussi la bascule de son cinéma vers le politique. Un politique dont la force première est de se faire poétique. Bref, même si ce film de transition accuse quelques faiblesses (étirement inutile des séquences à la bourse, hésitation formelle de la deuxième partie, où le cinéaste semble tirer vers l’abstraction un récit encore marqué par la psychologie), il nous emmène dans une recherche passionnante qui va aboutir aux chefs d’œuvre à venir.