Par-delà les silences, François Royet, 2023.
Quand le temps fait tout à l’affaire : soient un peintre contemporain, Charles Belle, et un réalisateur, François Royet, qui travaillent côte-à-côte et au long-cours. Un tournage hors-normes qui dure 16 ans pour essayer de capturer l’énergie créatrice de Charles Belle.
Je suis sortie de ce film éblouie et sonnée.
Je ne peux pas parler de documentaire, car le terme est étriqué, inadapté à la magie visuelle des œuvres de Belle et à la manière dont le réalisateur tente de saisir l’instant, toujours recommencé, où le motif se déploie et se métamorphose sur les toiles de l’artiste. On assiste à la naissance d’un monde : là se jouent toute une cosmogonie, une alchimie de la couleur.
Dès la séquence d’ouverture, nous sommes conviés à pénétrer dans l’atelier du créateur, par-delà l’écrin de végétation, un peu comme dans les contes de fée, dans la forêt, où le feuillage sert autant à cacher qu’à révéler un lieu interdit et enchanté. La lumière jaillit de l’écran de cinéma, comme elle nimbe cette coupe d’oignons, modestes, si modestes, dont l’aspect quotidien apparaît, disparaît, transparaît, œuvre au noir, sous l’œil bleu de Charles Belle. Car l’artiste s’attache à la nature, non, je ne devrais pas dire s’attacher, mais se détache d’elle : si le projet initial est de peindre un oignon, une feuille de chou, de laurier, de figuier, de l’herbe, des arbres, un taureau (le dénommé Balou), le temps à l’œuvre dans ces toiles donne la part … Belle au geste de l’artiste : coups de brosse, de spatule, jet de peinture et traînées de pinceau, traits d’encre de Chine. Le sujet se perd à dessein sous les strates successives et le tableau sous le tableau sous le tableau, etc., s’affirme palimpseste d’une image manquante, fantôme, mais continuant à infuser et à hanter l’œuvre. Le peintre, homme de peu de mots, mais cela les rend d’autant plus précieux, dit lui-même qu’il faut sentir plutôt que voir. Par-delà le visible donc, et par-delà les silences, l’espace se métamorphose en durée, celle du geste créateur, celle aussi des œuvres que Charles Belle soumet aux éléments naturels. Il n’y a pas chez lui cette posture un peu romantique, un peu faustienne de l’artiste qui surplombe et domine les éléments ; au contraire, dans son Haut-Doubs natal, le peintre expose ses grandes toiles au vent, à la pluie, à la neige, au soleil, au temps qui passe : leur patine est naturelle, au sens premier du terme. Dressée au sommet de la montagne ou entre deux sapins au creux d’une combe, la toile figurant d’emblée un arbre, devient le dess(e)in du temps et du peintre qui vivent en symbiose. Alors l’avers de l’œuvre a autant d’existence que son revers, comme au cinéma, quand le hors-champ est aussi important que le cadre, ou comme pour ces retables flamands dont l’arrière des volets nous offre un supplément de beauté.
Les images de François Royet nous invitent à méditer sur cette infinie dualité entre visible et invisible : la caméra tourne, enregistre, mais se heurte toujours à l’idée que la fin est sans fin. Alors quand les œuvres de Charles Belle sortent de leur milieu originel pour être exposées dans les musées, il m’a semblé qu’on leur faisait violence comme si on les arrachait de leur terreau natal.
Charles Belle vit pour créer, même s’il doit créer pour vivre, loi du marché oblige …
Tant de mots pour ce qui est ineffable …
Cependant, il me fallait bien tenter de vous inciter à aller voir ce film. A Paris, au cinéma Saint-André des Arts, et en province, je l’espère, je le souhaite, dans les réseaux Art et Essai.
« Mes forêts sont de longues traînées de temps
elles sont des aiguilles qui percent la terre
déchirent le ciel
avec des étoiles qui tombent
comme une histoire d’orage
elles glissent dans l’heure bleue
un rayon vif de souvenirs
l’humus de chaque vie où se pose
légère une aile
qui va au cœur
mes forêts sont des greniers peuplés de fantômes
elles sont les mâts de voyages immobiles
un jardin de vent où se cognent les fruits
d’une saison déjà passée
qui s’en retourne vers demain »
Hélène Dorion, Mes Forêts, 2021