Frederick Wiseman et Nathalie Boutefeu se sont rencontrés par hasard, en 2005, au festival de Berlin. Il était prévu que le cinéaste présente The Garden (2004), consacré au Madison Square Garden de New York. Mais le film ne pouvant être montré pour des raisons juridiques, Welfare (1975) a été projeté à la place.
"De mon côté je présentais Les Yeux clairs de Jérôme Bonnell. Nous sommes devenus amis très simplement et très naturellement. Nous avons sympathisé tout de suite et avons eu tout de suite de très longues conversations", se rappelle la comédienne.
Le célèbre réalisateur de documentaires poursuit : "Il nous a fallu entre dix et quinze secondes pour devenir amis. Nous nous sommes vus ensuite à Paris, nous avons beaucoup discuté… Puis en 2012, au Théâtre Le Lucernaire, nous avons monté ensemble une pièce de théâtre. La pièce s’appelait La Belle de Amherst.
"Il s’agit d’un monologue tiré des poèmes et des lettres d’Emily Dickinson. J’aime les monologues. En 2002, j’ai réalisé une pièce à la Comédie Française d’après un chapitre de Vie et destin de Vassili Grossman et après un film sous la forme d’un monologue."
"Après Dickinson, Nathalie et moi avons continué de discuter et réfléchi à la possibilité de nouveaux projets communs. Nathalie a lu les lettres de Léon Tolstoï et le journal de son épouse, Sophia. Elle a suggéré que nous fassions quelque chose autour de leur vie familiale et conjugale."
Frederick Wiseman et Nathalie Boutefeu ont évoqué d’autres textes ou personnalités pouvant faire l'objet d'un long métrage. Toutefois, Sophie s’est finalement imposée via les ouvrages Journal intime : 1862-1910 et Ma Vie de Sophie Tolstoï et Lettres à sa femme de Léon Tolstoï :
"Elle a tenu un journal toute sa vie, en tout cas à partir de son mariage à 18 ans, et jusqu’à la fin de ses jours. Ce journal n’a été traduit en français qu’il y a une trentaine d’années. Il est donc longtemps resté confidentiel. Pendant longtemps, Sophia Tolstoï n’existait pas."
"Pour les gens, la femme de quelqu’un d’aussi important n’existe pas, en général. C’est une dimension dont nous avions envie de parler. Sophia avait en outre une personnalité très forte. Non seulement elle admirait son mari mais elle était capable de le comprendre et de l’accompagner dans sa carrière d’écriture."
En ce qui concerne le choix des textes interprétés dans le film, Nathalie Boutefeu a lu la totalité des carnets et des lettres de Sophie et a commencé par faire une énorme sélection. Elle se souvient : "Fred et moi procédons souvent de cette façon, en entonnoir : je lui montre une sélection, il choisit, nous affinons progressivement."
"Nous avons beaucoup retravaillé pour trouver une cohérence, une progression, ne pas être trop répétitifs. Nous avons aussi fait quelques aménagements dans les textes. Nous avons parfois modifié l’ordre, réécrit quelques phrases un peu ampoulées. Nous avons surtout passé l’ensemble du texte au présent. J’y tenais, afin que cela devienne accessible et immédiat."
Frederick Wiseman voulait que le film soit tourné en extérieur. Un mois avant le tournage, le metteur en scène et Nathalie Boutefeu ont choisi le jardin de La Boulaye, à Belle-Île dans le Morbihan. Il se souvient : "Nathalie et moi y avons passé 10 jours, à marcher, choisir les endroits où tourner, essayer d’en comprendre la vie. Il appartient à une amie, Véronique de La Boulaye, qui le cultive depuis 17 ans."
"C’est sa vie. Il fait 6 hectares et demi. Ce jardin est devenu un des personnages du film. La nuit il se transforme en un lieu de violence, les animaux s’y entre-tuent… Pas seulement la nuit d’ailleurs. Cette violence sous-jacente permet l’expression de certains thèmes du film."
En 1962, Sophia Behrs épouse Tolstoï. Elle a 18 ans, il en a 36 et le connaît depuis qu’elle a cinq ans. L'écrivain a déjà publié Enfance et Adolescence, qui l’ont rendu célèbre. Sophie a vécu à la cour du Tsar. Son père est médecin. Elle parle plusieurs langues. Elle lit en anglais dans le texte, elle comprend le français. Elle est bien éduquée, lui a beaucoup d’expérience. Frederick Wiseman précise :
"Il a notamment une connaissance parfaite des bordels de France et d’Allemagne. L’un et l’autre cochent parfaitement les cases du masculin et du féminin tels que définis à l’époque. Ils forment un couple dysfonctionnel, ce qui m’a paru très contemporain. Sophie a publié deux romans, dans lesquels elle raconte une relation avec un homme gentil, constant…"
"Elle y exprime l’espoir d’une vie totalement différente de celle qu’elle connaît avec son mari. Quand je regarde les couples que je connais, j’ai l’impression que la vie de couple est un peu difficile aujourd’hui. Est-ce éternel ou les choses ont-elles empiré à partir de la fin du XIXe siècle ? Je ne connais pas l’histoire des couples depuis des siècles, encore moins leur vie, mais j’ai beaucoup lu sur les Tolstoï…"
"J’ai l’impression que les disputes de Sophia et de Léon, notamment autour de l’éducation des enfants – lequel des deux se relève la nuit lorsque l’un d’eux est malade, par exemple – restent contemporaines. Les Tosltoï ont affronté des problèmes qu’ils ne sont pas parvenus à résoudre. Nous avons réfléchi à la possibilité d’en faire un couple contemporain, mais Nathalie a insisté pour que ce soit eux. Elle a eu raison."