Mauvaises Filles est le premier long métrage documentaire de Emerance Dubas. A l’époque, cette dernière réalisait des portraits d’artistes dans la continuité de sa formation en Histoire de l’art. Elle s'en est détournée pour se consacrer à ce projet documentaire. Elle se rappelle : "Mais je n’aurais jamais pensé qu’il me faudrait sept années pour y parvenir ! Long est le chemin pour raconter ce qui hante une société."
"En fait, tout a commencé grâce à ma rencontre avec l’historienne Véronique Blanchard. Elle rédigeait alors sa thèse de doctorat - « Mauvaises Filles : portraits de la déviance féminine juvénile (1945-1958) » soutenue en 2016 et publiée en 2019 sous le titre Vagabondes, voleuses, vicieuses. En prenant connaissance de ses travaux, j’ai immédiatement cherché à mettre en lumière ces invisibles de l’Histoire sur grand écran."
Avant de faire le film, Emerance Dubas ne connaissait pas le milieu des maisons de correction pour jeunes filles. La cinéaste avait vu The Magdalene Sisters, qui traite d’un sujet similaire dans l’Irlande catholique des années 1960, mais ignorait qu'une multitude de filles avaient connu le même sort en France :
"J’ai donc été sidérée lorsque j’ai découvert le calvaire des filles mises au ban de la société derrière les hauts murs de la congrégation du Bon Pasteur. Même si j’ai grandi à Angers, la ville où se trouve la maison-mère de cette congrégation religieuse, personne n’en parlait dans mon entourage."
"Il s’agissait d’une histoire collective taboue. Un secret bien gardé qui avait eu raison de ces adolescentes. Une double injustice en somme puisque, face à la honte, les femmes n’avaient eu d’autres choix que de se taire", confie la réalisatrice.
Pour Emerance Dubas, Mauvaises Filles est un film politique. La cinéaste a voulu montrer, sans jamais passer par un discours théorique, en quoi l’intime est politique : "La honte, l’enfermement, l’humiliation, la maltraitance avaient pour objectif de contrôler les corps féminins."
"Ce qui était visé chez ces adolescentes qui ne répondaient pas aux normes de genre, c’était avant tout leur sexualité. Au travers de la rééducation des filles jugées « déviantes », le film raconte en creux la place des femmes dans la société française depuis la Seconde guerre mondiale jusqu’aux années 1970."
Toutes les femmes présentes dans Mauvaises Filles ont vu le documentaire : "Elles étaient à la fois émues et fières. J’ai été impressionnée par leur réaction. Elles ont prononcé exactement les mêmes mots à l’issue du film : « c’est incroyable, on n’a pas le même âge, on n’était pas au même endroit et pourtant on raconte toutes la même chose ! ». Cela confirme ce qu’elles savaient déjà : la violence était systémique."
Au début, le projet n’attirait pas grand monde et a reçu peu de soutiens financiers. Un membre de commission a même demandé à Emerance Dubas si ces femmes racontent la vérité. La cinéaste se remémore : "C’est précisément cette remise en cause de la parole des femmes qui les a empêchées de parler si longtemps !"
"Après 2017, j’ai observé un changement du côté des institutions. Un regard intéressé. J’ai également senti que les protagonistes du film étaient prêtes. Elles ne se connaissaient pas, et aucune n’a évoqué le mouvement #MeToo explicitement, mais sans doute ont-elles perçu que la société allait enfin pouvoir les entendre."
"Elles savaient qu’au crépuscule de leur vie, c’était le moment ou jamais de rétablir la vérité. Durant tout le processus d’écriture, je me suis beaucoup interrogée sur la manière de mettre en scène leur parole de sorte que le spectateur soit en mesure d’écouter les violences subies au sein de la sphère familiale et institutionnelle."
"J’ai imaginé des situations propres à chacune. Par exemple, lorsque je demande aux petites-filles de Michèle de lire son texte, c’est la transmission aux générations futures qui est en jeu."
La séquence où l’on découvre le mitard, avec ses murs couverts de graffitis, est centrale dans Mauvaises Filles. la réalisatrice explique pour quelle raison : "C’est la scène pivot du film et aussi la seule séquence musicale. C’est le moment où le récit bascule : Éveline consulte son dossier de placement, Michèle dialogue avec sa fille et ses petites-filles… Pourquoi cette bascule ?"
"Parce que le mitard est à la fois un lieu d’enfermement et de subversion. On peut y contempler des dessins gravés sur les parois, et y lire des messages d’amour ou d’encouragement adressés à la suivante. Dans cet isolement ultime, les graffitis expriment la solidarité qui pouvait exister entre les filles. Une sororité que les religieuses ont tenté d’empêcher par tous les moyens."