En 2018, Jacques Audiard a lu le roman de Boris Razon, Écoute. Au milieu du livre apparaît un personnage de narco trans désirant se faire opérer. Le personnage n’étant pas vraiment développé dans les chapitres suivants, le réalisateur a décidé d’en faire le point de départ d’un film. Il se rappelle : "Durant le premier confinement, j’ai écrit rapidement un traitement et me suis aperçu, chemin faisant, que cela prenait plus la forme d’un livret d’opéra que d’un scénario de film : division en actes, peu de décors, personnages archétypaux..."
Emilia Perez a été présenté en Compétition au Festival de Cannes 2024, où il a remporté le Prix du jury et un Prix d'interprétation féminine remis à Zoe Saldana, Selena Gomez, Ariana Paz et Karla Sofia Gascon. Jacques Audiard est un grand habitué de la croisette, puisque plusieurs de ses films y ont été sélectionnés et/ou récompensés, comme Dheepan (Palme d'or), Un prophète (Grand prix du jury) et Un héros très discret (Prix du meilleur scénario).
Jacques Audiard avait déjà pensé faire un opéra à l'époque de Un Héros très discret (1996). Il se rappelle : "Avec Alexandre Desplat nous avions pensé écrire un opéra vériste, une petite forme à la manière de Nixon in China, de L’Opéra de Quat’ sous, ou du Carmen de Peter Brook. Un ami producteur et mélomane me parle de Clément Ducol, que je rencontre. Camille, sa compagne, nous a très vite rejoints comme parolière. Tous les quatre, avec Thomas Bidegain, nous sommes alors partis nous enfermer dans une maison en province pour travailler. C’était au printemps 2020."
"Emilia Pérez, c’est un peu comme si la Belle et la Bête étaient enfermées dans un même corps. Au début du film, elle est Manitas, une femme prisonnière d’une vie qui n’est pas la sienne mais qui, à un moment de son existence, à l’opportunité de laisser derrière elle cette vie dont elle ne veut plus. Manitas a grandi dans un monde où les parents préfèrent que leurs fils soient des délinquants plutôt que des « pédés ». Cela le piège à deux titres : dans la délinquance, et dans une masculinité qui n’est pas lui."
Dans le livre, l’avocat est un homme - un type usé, sans illusion, au bout du rouleau. Jacques Audiard a choisi d'en faire une femme pour son film : "J’en ai fait une femme, avocate également, mais jeune, ambitieuse, sans scrupule, cynique et grâce à l’incarnation Zoe Saldaña, Afro-Caribéenne de surcroit. Un personnage donc, avec de grandes possibilités d’évolutions et de retournements. J’ai aussi commencé à voir un scénario qui, à l’instar d’Emilia, traverserait les genres : noir, mélodrame, comédie de mœurs, comédie musicale, télénovela…"
Emilia Perez a été tourné principalement en studio, à Paris. Jacques Audiard et son équipe se sont plusieurs fois rendus au Mexique pour faire des repérages, mais sans succès : "Tous les décors me paraissaient trop réels, trop solides, trop grands, trop petits, trop compliqués… L’intuition initiale portait en elle un opéra, pourquoi ne pas y revenir, retourner à l’ADN du projet et le tourner en studio. C’est la parfaite illustration de ce que je vous disais précédemment à propos du temps perdu à nier l’intuition initiale", se souvient le metteur en scène.
Côté casting, Karla Sofía Gascón a été la plus difficile à trouver. Jacques Audiard a rencontré pas mal d’actrices trans à Mexico City, sans trouver la personne qu'il cherchait. Il se souvient : "Je crois que ce qui m’arrêtait à chaque fois, c’est que la transition était le scénario de leur vie. Or c’est certes un scénario extraordinaire, mais s’il prend toute la place, il devient envahissant. Karla Sofía, était acteur avant d’être actrice, il y a dans son parcours une permanence qui lève ce problème. Elle est fine, rapide, inventive et a beaucoup de talent dans la comédie."
Jacques Audiard ne possède pas de culture théorique sur la question trans. Le réalisateur s'en est ainsi remis à Karla Sofía Gascón, qui l'a beaucoup renseigné sur le sujet. Il confie : "Je lui posais des questions par mail, elle me répondait. Ce que j’en retiens c’est sa détermination et son courage (mental et physique). Quel courage elle a dû mobiliser pour se faire opérer, mais aussi quelle souffrance endurée avant l’opération : toute cette vie passée dans un corps qu’elle ne reconnaissait pas comme le sien."
"Autre chose à son sujet : Karla vit toujours avec la mère de sa fille, qui doit avoir maintenant une quinzaine d’années. Je ne sais pas si l’on peut parler d’un exemple de liberté, mais c’est dans le fond ce que je pense."
Jacques Audiard a pour habitude de ne pas trop faire répéter ses comédiens. Toutefois, sur Emilia Perez, les répétitions ont été une nécessité compte tenu de la chorégraphie, du chant et de la comédie présentes dans le film : "Damien Jalet créait les chorégraphies et les répétait. Clément Ducol et Camille écrivaient les musiques, les paroles, enregistraient les maquettes, puis les portaient aux comédiennes… Nous avions chaque jour trois quatre dossiers à traiter. Épuisant et passionnant."
La scène de l’hôpital, quand Emilia se réveille de son opération, a été l’une des plus difficiles à tourner pour Karla Sofía Gascón. Cette dernière ajoute : "Et puis la scène d’Emilia avec son fils, dans sa chambre d’enfant, m’a soudain fait comprendre la profondeur de ce rôle. J’étais allongée là, à regarder les lumières au plafond, et j’ai su que j’aurais besoin d’une forme d’exorcisme à la fin du tournage car ce que je vivais était très, très fort. Je suis une mère. Avant cela, j’étais un père. Pour moi, cet aspect du film a été très puissant émotionnellement, mais aussi plus facile à comprendre."