Après avoir passé du temps à l'Atlantic Bar, Fanny Molins en a tiré une série de photos qui a marqué le début du projet. La réalisatrice est ensuite revenue pendant trois ans dans cet établissement, sans appareil. Elle s'est alors liée d’amitié avec quelques habitués, puis avec Nathalie et Jean-Jacques, les patrons, à la fois faciles et difficiles d’accès, comme tout patron de bar. Elle se rappelle : "Le désir d’écrire un film sur eux, sur le bar, est né du désir de montrer l’individualité de ceux qui sont une représentation, même carrément un élément d’architecture, dans l’imaginaire commun : les 'piliers de bar'".
"Et puis, en discutant avec eux, est venu le désir de garder une trace. Témoigner d’une typologie de lieux qui disparaît et avec eux des récits de vie qu’on écoute peu. Jean-Jacques a un rapport presque résistant avec son bar et les prix qu’il y pratique. Issu d’une famille de communistes, il est fier que l’Atlantic soit dans l’ancien QG du parti. Je leur ai fait part de mon désir de faire un film et de l’évolution de ma pensée. C’est devenu un projet presque commun avec Jean-Jacques et Nathalie, qui voulaient faire briller leur bar, et à travers lui tous les bars qui pratiquent une une véritable 'politique de prix'".
Après des études en création littéraire et une formation en scénario à l’University of the Arts London, Fanny Molins développe une pratique de la photographie mêlant approche documentaire et mise en scène. Sa série Les Musiciens, née lors d’une formation aux Rencontres photographiques d’Arles et exposée à l’ISO Amsterdam, l’amène à suivre les habitués du bar l’Atlantic pendant quatre ans pour écrire Atlantic bar, son premier long métrage documentaire. Le film a été résenté à l'ACID au Festival de Cannes 2022.
Fanny Molins a commencé par des entretiens audios avec chacun des habitués, Nathalie, Jean-Jacques et Sandro, leur fils. Dans sa série photos, la cinéaste s'est efforcée de cadrer très serré pour les décontextualiser, dans une tentative de conserver l’individualité des gens. Elle se rappelle : "De la même manière, pour le film, je ne voulais pas emmurer les protagonistes dans un contexte social. J’ai voulu parler de leurs désirs. Est-ce que l’on boit pour se rappeler justement à nos désirs ?"
"Quand on se lève et qu’on va se confronter à d’autres humains, même pour boire, est-on animés de pulsions de vie ? Mais en arrivant sur le tournage, tout a été chamboulé par la mise en vente du bar. On a vu en direct Nathalie, Jean-Jacques et les autres se confronter à une violence soudain palpable, concrète, comme une confirmation de son existence. Ce film, qui devait être le témoignage décontextualisé d’un lieu avant sa disparition potentielle est devenu soudain très contextuel."
"Nathalie, qui avait arrêté de boire au début du tournage, a replongé quelques jours après. Ces évènements ont réveillé l’ambiguïté qu’elle entretenait avec son bar et ont rappelé les habitués aux raisons pour lesquelles ils y sont entrés."
Progressivement, le récit se centre autour de Nathalie, qui lutte contre ses addictions et la perte possible du bar. Fanny Molins note : "Elle s’est imposée à moi mais le film tournait initialement autour de Sandro, leur fils de dix-huit ans, car je voulais confronter les désirs de ceux qui avaient leur vie derrière eux avec ceux d’un jeune, qui aurait dix-huit ans pendant le tournage du film."
"En visionnant les rushes, mon monteur Rémi Langlade a interrogé l’évolution de ma démarche (est-ce que filmer du point de vue de l’enfant n’était pas juste un prétexte pour s’approcher de son parent alcoolique ?). En même temps, l’événement de la vente du bar a fait évoluer Nathalie pendant le tournage, et en a fait l’incarnation de toutes les thématiques du film."
Avec le monteur Rémi Langlade, Fanny Molins voulait faire ressentir la vie sans répit de Nathalie et Jean-Jacques, avec ses vagues successives de nouvelles et d’émotions qui n’en finissent pas, "vagues au-dessus desquelles on n’a pas le choix que de voler sans se reposer". La réalisatrice poursuit :
"Nous avons voulu monter une narration non linéaire, qui imite la vie. De la même manière, lorsque que Nathalie a « replongé » dans l’alcool, j’étais consciente sur le tournage que nous arrivions au cours d’un cycle. De ce que j’ai vu, l’addiction est cyclique. Ainsi au montage, nous avons voulu montrer ces oscillations, en alternant des discours et des états de Nathalie qui ne sembleraient pas cohérents dans une construction narrative classique, mais qui se rapproche plutôt de l’incohérence narrative que l’on peut observer dans la réalité."
L’Atlantic Bar a fermé le 15 mars 2023, tué par la volonté du propriétaire des murs de vendre le bar. « Mais la porte de derrière reste ouverte », précise Fanny Molins en clôture du film.