Erige Sehiri collait des affiches sur les murs d’un lycée pour un casting dans la région rurale du Nord-Ouest de la Tunisie (elle voulait tourner un film sur des jeunes qui animent une radio) quand elle a rencontré Fidé et a eu un coup de coeur. La réalisatrice se rappelle :
"Elle n’était pas spécialement intéressée par le casting, mais elle a fini par auditionner. Je lui ai demandé ce qu’elle faisait pendant l’été. Elle m’a répondu qu’elle travaillait dans les champs, et m’a proposé de l’accompagner lors d’une journée de travail. Je suis donc allée voir ces femmes au labeur."
"À partir de là, j’ai décidé de changer complètement mon film ! Ces ouvrières agricoles m’ont émue. J’ai discuté avec elles de ce qu’elles vivent au quotidien, de leur manière de travailler, de leurs relations avec les hommes, du patriarcat : il y avait déjà tellement de matière !"
"Je tenais à donner un visage à ces travailleuses invisibles. Je me suis alors mise à écrire en écoutant en boucle L’Estaca, un chant contestataire né sous Franco. Dans sa version arabe tunisienne de Yesser Jradi, c’est un chant sur le labeur, l’amour et la liberté, que choisi pour le générique."
Fidé récolte habituellement des cerises, des pommes ou des grenades. Mais le père de Erige Sehiri vient d’un village où la culture des figues occupe une place importante. La cinéaste a grandi au rythme de ces cueillettes et a observé son père entretenir ses figuiers. Elle se souvient :
"J’ai écouté ses explications sur la fécondation, la pollinisation. C’est d’ailleurs en réalité une fleur et pas un fruit ! Et on ne mange que les figues d’arbres femelles ! Et si l’on ne fait pas attention, le lait qui s’écoule de la tige peut brûler les doigts. Il faut être très attentif à la manière dont on le cueille."
"C’est aussi un fruit très sensuel, fragile, mais aux feuilles robustes. Comme les personnages du film. Les figuiers sont de très beaux arbres. L’été, il fait vraiment chaud dans cette région, et l’on peut se cacher dessous : ils offrent un abri, un répit. Ils nous enveloppent mais nous étouffent aussi un peu."
"Je souhaitais construire visuellement l’idée que ces filles sont également étouffées dans leurs vies forcément étriquées par manque d’opportunités et dans un environnement familial conservateur."
Le film a été présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 2022.
Le huis clos à ciel ouvert s’est imposé car Erige Sehiri avait besoin de lumière. La réalisatrice avait aussi des contraintes économiques qui l'ont poussée à opter pour ce dispositif (tournage en extérieur, en lumière naturelle, avec une seule caméra dans un seul décor principal). Elle précise :
"Nous étions absolument dépendants de la nature et de la météo. Durant les premiers jours, il n’y avait pas encore de figues et nous guettions leur apparition avec le propriétaire du terrain. Une fois que la cueillette a commencé, nous redoutions la pluie qui ferait mûrir les figues plus vite."
"Nous avons tenté de monter dans les figuiers pour avoir des plans différents, mais les branches pouvaient se casser et nous ne pouvions pas prendre ce risque, cela aurait été un énorme dommage pour le propriétaire. Le figuier est un arbre qui pousse lentement, ce qui le rend précieux."
"Nous avons donc composé avec tout ce que la nature et les gens nous permettaient de faire. J’ai très vite intégré que ces contraintes allaient nous pousser à faire des choix. Nous avons tourné en août et en septembre, et la chaleur est suffocante entre 10 heures et 15 heures."
"Heureusement, les arbres nous protégeaient. Il fallait aussi faire attention car de vrais travailleurs récoltaient en même temps que nous tournions ; nous devions respecter leur travail. Même si nous étions très limités dans l’espace, nous avions une sensation de liberté."
L’idée de travailler avec des acteurs et actrices non professionnel.le.s s’est imposée tout de suite dans cet environnement. Erige Sehiri voulait faire appel à des gens de la région, parlant le dialecte particulier de ce village d’origine berbère. Elle explique :
"On entend très peu cet accent dans le cinéma tunisien ou arabe, qui le raille d’ailleurs, car il peut sembler manquer de finesse. Je trouvais que c’était une façon de leur rendre hommage, de leur donner une voix. Il était inconcevable de faire imiter cet accent par des acteurs. D’autre part, nous avons encore très peu d’acteurs professionnels de cet âge-là dans cette région."
Avec Sous les figues, Erige Sehiri a voulu dénoncer un système patriarcal qui expose les jeunes filles à toutes les formes d’emprise et de harcèlement : "Je dénonce ce système sans juger les individus, finalement eux-mêmes prisonniers de leur propre violence."
"Dans ces champs, les viols sont courants. Dans mon film, j’ai été assez douce par rapport à la réalité, car je ne voulais pas diaboliser les hommes. Et je voulais tout suggérer, sans trop en montrer. Le chef se permet de cueillir les filles comme si elles étaient des fruits."
"L’agression dont Melek est victime n’est pas un événement. Melek est forte, tout comme Fidé qui va jusqu’à briser le silence au moment de la paie. Ce harcèlement qu’on imagine fréquent ne les empêche pas d’être libérées à la fin, de rire et d’être joyeuses parce que c’est le quotidien de ces jeunes filles."
"Les travailleurs des champs sont majoritairement des femmes, elles sont sous-payées, elles n’ont pas de sécurité sociale, et sont souvent transportées comme du bétail. Mais elles chantent ensemble à la fin d’une journée de travail", développe la réalisatrice.
Sous les figues a obtenu les prix suivants :
- Prix du jury Ecoprod - Festival de Cannes 2022
- Bayard d'Or du Meilleur film - Festival de Namur 2022
- Tanit d’argent - Journées Cinématographiques de Carthage 2022
- Grand prix du long métrage - Festival du Film Francophone de Tübingen-Stuttgart
- Prix Atlas de post-production - Festival international du film de Marrakech 2021