Kirill Serebrennikov s'intéresse depuis longtemps à Tchaïkovski qui, pour le metteur en scène, est comme un "objet volant non identifié". Autrement dit : tout le monde le connaît, mais personne ne sait rien de lui. Il développe : "Il y a un livre en deux tomes qui a produit sur moi une très forte impression : c’est celui du professeur de l’université de Yale Alexander Poznansky."
"Je lui suis extrêmement reconnaissant, car il a accompli un travail colossal pour rétablir la vie entière de Tchaïkovski jour par jour. Ce livre a rendu les choses plus claires, plus compréhensibles. Puis je me suis tourné vers le livre de Valeri Sokolov, Antonina Tchaïkovskaïa : Histoire d’une vie oubliée. Tout cela se déroulait dans le cadre de mes recherches sur la vie de ce génie russe."
"C’était il y a longtemps. J’avais écrit un premier jet de scénario qui est resté longtemps dans mon tiroir, attendant de voir le jour, puis des circonstances se sont réunies pour qu’il devienne réalisable."
Le film a été présenté en compétition au Festival de Cannes 2022. Kirill Serebrennikov est habitué de la croisette puisque Le Disciple, Leto et La Fièvre y ont été montrés.
Durant ses recherches, Kirill Serebrennikov n'a pas eu besoin d’autres documents, car ces livres renferment tout ce qui concerne les deux protagonistes au coeur de son film. Le réalisateur précise : "Je ne me suis évidemment pas contenté de ces deux livres, j’ai lu tout ce que je pouvais sur elle, mais peu de choses ont été conservées : les Mémoires qu’elle a écrits, quelques lettres…"
"Il m’a semblé que la vie de cette femme était d’autant plus intéressante qu’elle est souvent considérée comme une idiote incapable d’apprécier le talent de Tchaïkovski, de rester digne à ses côtés. J’ai donc eu envie de creuser, d’en savoir plus, en me demandant si elle était vraiment l’idiote dépeinte, peut-être y avait-il autre chose, peut-être voulait-elle exhiber sa personnalité différemment."
"Car, à côté d’un tel soleil, d’un soleil si énorme, il était impossible de ne pas s’y brûler. Les questions étaient donc nombreuses."
Avec La Femme de Tchaïkovski, Kirill Serebrennikov a voulu faire un thriller psychologique, "car le rapport que Antonina Miliukova a envers son mari change profondément. Le destin de cette femme est affreux : aussi incroyable que cela paraisse, elle se retrouve dans des situations terribles et traumatisantes. C’est aussi pour cela qu’on voisine avec le film de genre, mais c’est un film sur l’amour. Je voulais faire un film sur un amour comme celui-ci", précise-t-il.
Pour trouver l'interprète d’Antonina, Kirill Serebrennikov a procédé à un immense casting : "J’ai vu défiler toutes les jeunes actrices russes, car je voulais quelqu’un de très jeune, mais qui soit d’un niveau professionnel élevé. Nous avons tourné ce film dans le déroulé de la narration. C’est l’un des rares projets dans lequel l’actrice doive traverser au fur et à mesure tout ce que traverse l’héroïne."
"Nous avons donc tourné le film scène après scène pour amener Aliona Mikhaïlova vers l’état dans lequel se trouve chaque fois son personnage. Il existe une version plus longue de ce film que j’espère présenter un jour dans laquelle se trouvent des scènes absentes de cette version-ci. Aliona est une star montante du cinéma russe ; ce n’est pas une actrice de théâtre", se rappelle le cinéaste.
Kirill Serebrennikov a pris quelques légères libertés avec la vie réelle d'Antonina Miliukova. Le cinéaste a ainsi un peu changé son caractère et lui a fait accomplir des actes peut-être différents de ce qu’elle a réellement fait : "Mais, comme tout film, il y a une concentration des faits dans un temps imparti. En revanche, ce qu’elle dit des juifs, par exemple, est issu de ses lettres."
"En fait, la quasi-totalité des répliques du film sont vraies. Je voulais vraiment que mon film colle au plus près de la vraie histoire – à l’instar de sa relation avec son avocat, de l’atmosphère régnant dans sa famille, des enfants qu’elle a eus, qu’elle a abandonnés dans un orphelinat et qui y sont morts."
L’homosexualité n’est presque jamais évoquée dans La Femme de Tchaïkovski. Pourtant, elle est représentée à de nombreuses reprises dans le film. Une manière pour Kirill Serebrennikov de dénoncer l’hypocrisie d’une certaine classe dirigeante et montrer qu'elle est bien réelle :
"En fait, toute cette histoire ne traite au fond que de l’hypocrisie, l’hypocrisie sociale en premier lieu, de l’impossible liberté d’être soi-même. Mais nous voyons tout ce qui se déroule par ses yeux à elle et nous ne savons de lui que ce qu’elle-même sait. C’était important pour moi qu’il en soit ainsi."
Odin Biron est l’un des acteurs du Centre Gogol que Kirill Serebrennikov a longtemps dirigé : "On a fait des spectacles ensemble. Je savais que c’était un artiste formidable, mais, à un moment donné, je me suis aperçu qu’il ressemblait vraiment à Tchaïkovski jeune, dans la trentaine."
"Donc, quand on a fait les essais, je n’avais aucun doute sur ce qu’il allait faire. Odin est américain, mais a fait ses études de théâtre à Moscou, au Théâtre-studio MKhaT, et a commencé à travailler au théâtre en Russie, car, aux États- Unis, il ne trouvait pas de théâtre lui convenant."
"Cela fait donc longtemps qu’il habite en Russie et qu’il y joue. Il joue, d’ailleurs, dans le spectacle que je monterai à Avignon cet été. C’est un artiste complet, il chante également très bien. Je n’ai pas eu besoin de le doubler, car il a un russe parfait, et le petit accent qu’il a gardé était parfait."
La danse et le théâtre sont présents dans le film. Kirill Serebrennikov, qui est également metteur en scène de théâtre et d’opéra, précise : "C’est toute cette époque qui est, de fait, assez théâtrale : les gens sortaient, se mettaient sur leur trente-et-un, enfilaient des costumes requis par la société, jouaient des rôles que celle-ci leur imposait, revêtaient les masques qu’elle attendait d’eux."
"On est vraiment dans la représentation avec des modèles de comportement qui sont comme des rôles. C’est une époque qui était très belle. C’est la première fois que je tourne un film dont l’action se déroule au xixe siècle et ça m’a tellement plu que j’aimerais renouveler encore plusieurs fois l’expérience !"