Ni chaînes ni maîtres marque le passage à la réalisation pour Simon Moutaïrou, après une longue expérience de scénariste : "Instinctivement, je savais que mon premier film traiterait de l’esclavage. Avec du recul, je comprends que cet appel venait de loin. Adolescent, j’ai été profondément marqué par une vision : celle d’une immense porte de pierre rouge face à l’océan. Elle se dresse sur le rivage de la ville côtière de Ouidah, au Bénin, le pays de mon père. Elle se nomme La Porte du Non-Retour. C’est ici que des familles entières étaient arrachées au continent et déportées vers des horizons inconnus."
"Le désir d’un film sur des marrons - ces esclaves fugitifs qui ont eu le courage de briser leurs chaînes - s’est ensuite précisé. Mais au-delà du sujet, il me fallait une arène. A l’occasion d’un séjour à l’île Maurice, je découvre l’existence du Morne Brabant. Un monolithe de 500 mètres de haut, face à la mer. Une créole vivant au pied du massif me raconte l’histoire du site : comment, au XVIIIe siècle, les esclaves fugitifs se sont rassemblés à son sommet, comment ils ont retrouvé une dignité, une fierté, un bonheur fragile qu'ils avaient perdu depuis des années", se rappelle le metteur en scène, en poursuivant :
"En 2008, des fouilles mettent à jour des vestiges d’occupation. L’UNESCO le classe au patrimoine mondial sur cette base : un haut lieu du marronnage. À partir de là, je commence à voir l’île Maurice comme un Eden au sein duquel aurait été perpétré un crime originel. Je suis guidé par ce contraste : d’un côté, les verts et les bleus de l’île, si purs, si beaux ; de l’autre, le rouge sang de l’Histoire."
Le choix de mêler marronnage (la fuite d'un esclave) et survival est né des échanges que Simon Moutaïrou a eus avec l’historienne mauricienne Vijaya Teelock. Elle a longtemps été responsable du programme « les Routes de l’esclavage » à l’UNESCO : "Au moment où je me suis lancé dans l’écriture, elle m'a vivement encouragé à lire des récits de marronnage : Ma véridique histoire d'Olaudah Equiano, les Marrons de Louis-Timagène Houat, Le vieil esclave et le molosse de Patrick Chamoiseau."
"J'avais des préjugés sur ce qu'allaient être ces écrits : je m'attendais à des contes philosophiques à la manière de Candide de Voltaire. C’est tout le contraire que j’y ai trouvé. Il s’agissait de récits de survie chargés d'une tension et d’une intensité inouïes. S’enfuir de la plantation. Gagner les ténèbres de la forêt. Avancer sans relâche au cœur d’une nature hostile. Échapper aux chasseurs d'esclaves. À leurs chiens. Le genre du « survival » est venu de manière organique et authentique", se souvient le cinéaste.
La phase de documentation a duré deux ans. Outre Vijaya Teelock, Simon Moutaïrou a bénéficié des lumières d’autres spécialistes à Paris, tels Thomas Vernet et Khadim Sylla, mais aussi à Maurice : Gabriella Batour, Stéphanie Tamby, Elodie Laurent Volcy, Flossie Coosnapa. Il confie : "Ils ont relu mes versions de scénario. En tant que franco-béninois, j’ai d’abord fait de mes héros des yorubas, l’ethnie de ma famille paternelle. Suite aux échanges avec les historiens, je découvre que les wolofs, les malgaches et les mozambiques sont largement majoritaires au moment de la présence française en Isle de France (nom d’époque de l’île Maurice), lorsque le gouverneur La Bourdonnais y introduit le sucre en 1744. C’est ainsi que mes héros sont devenus wolofs."
"Peu de gens au Sénégal savent qu’ils ont, en quelque sorte, des cousins éloignés sur l’île. Cette histoire est tue, oubliée."
Très tôt, les historiens ont orienté Simon Moutaïrou vers un livre : Le marronnage à l'Isle de France : rêve ou riposte de l'esclave ? d'Amédée Nagapen. Le réalisateur y a découvert une mine d’or sur le quotidien et le mode de vie des esclaves : "J’y ai puisé beaucoup, et notamment ce personnage hors du commun : Madame La Victoire (de son vrai nom Michelle-Christine Bulle). Une femme qui était considérée comme le plus grand chasseur d’esclaves de son époque. Qui était si performante qu’elle recevait sa solde directement de la Couronne de France."
"Qui chassait avec ses deux fils et terrifiait tous les esclaves de l’île. Ce personnage à-peine-croyable a jailli des pages du livre pour heurter mon imaginaire de plein fouet : il devait absolument être dans le film."
Côté mise en scène, Simon Moutaïrou ne voulait pas se contenter d’être vraisemblable, le metteur en scène souhaitait "tout enflammer" : l’histoire, les enjeux, les séquences. Il précise : "Non par simple désir d’intensité, mais parce qu’avec le chef opérateur Antoine Sanier nous voulions charger mystiquement les plans, nous cherchions à créer une réalité hallucinée. J’aime quand un film a cette texture de réalisme magique. Quand il assume de filmer des mythes et des légendes."
"Les épreuves successives qu’affronte Massamba sont autant d’étapes d’un parcours de renaissance. Je voulais faire un film de fierté retrouvée. Iconiser mes acteurs noirs : leur visage, leur corps, leur voix. En faire des héros de cinéma, c’était pour moi un geste politique. Ainsi la figure de « l’esclave », symbole de souffrance, est remplacée par celle du « marron », fier et brave."
Pour le personnage de Massamba, après une longue recherche, Simon Moutaïrou en est arrivé à la conclusion qu’il n’y avait qu’un seul comédien qui avait la puissance et la finesse pour rôle : Ibrahima Mbaye, l’un des plus grands acteurs du théâtre sénégalais : "Il a notamment marqué les esprits en interprétant La Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire. Ibrahima est un véritable artisan du jeu d’acteur, il fallait l’écouter parler avec passion et poésie de son rôle."
"Pour Mati, j’aimais l’idée de faire découvrir un nouveau visage. Un immense casting sauvage a été lancé à travers le Sénégal, nous avons reçu des centaines de candidatures. Nous avons mis en place deux jours d’atelier avec les onze finalistes retenues. Anna Diakhere Thiandoum s’est immédiatement révélée. Elle avait tout : la sensibilité, le feu intérieur. Elle était Mati."
"Alors que les rôles d’anti-héros sont très recherchés par les comédiens américains, rares sont ceux en France qui prennent le risque. Camille Cottin n’a pas hésité. Elle s’est jetée à corps perdu dans le rôle de Madame La Victoire. Il fallait du courage pour défendre ce personnage ambigu. Camille lui a apporté le magnétisme de son regard et la puissance de son jeu. Quant à la grande physicalité du rôle, Camille s’en est emparée avec rage."
"Pour le rôle d’Eugène Larcenet, l’idée de Benoît Magimel s’est vite imposée. Il est à la fois majestueux et bestial. Dans son travail, Benoît est passionné et radical. Pas de tiédeur, pas de demi-mesure. Le type même du comédien qui n’a pas peur de plonger dans les ténèbres. Et il y a une vraie alchimie avec Félix Lefebvre qui interprète son fils avec une grande sensibilité."
La nature même du scénario de Ni Chaînes Ni Maîtres a rendu le tournage compliqué, comme s'en rappelle Simon Moutaïrou : "Il n’y avait qu’une poignée de séquences en intérieur, le tournage était presque entièrement en extérieur : nous avancions au cœur des éléments… Fatalement nous étions à leur merci. Et il se trouve que la nature ne nous a rien épargné : cyclones, mise en sinistre du film, enlisement des grues et des véhicules dans les coulées de boue, animaux bloqués à la douane, blessures des comédiens lors des courses en forêt… C’était un tournage très éprouvant."
"Mentalement et physiquement. J’ai eu la chance d’avoir des équipes française et mauricienne très investies et endurantes. Et les difficultés nous ont soudés. Une chose est sûre néanmoins : sans mes producteurs, Nicolas Dumont et Hugo Sélignac, je n’aurais jamais mené le film à bien. Ils mettent de la passion et de l’audace dans tout ce qu’ils font. Et ils m’ont toujours soutenu, aussi bien humainement qu’artistiquement."