Avec Le Règne animal, Thomas Cailley réalise son deuxième film après Les Combattants, lequel commençait sur un ton réaliste et glissait progressivement vers le fantastique. Le metteur en scène confie : "Ce trajet n’était pas programmé, je l’ai découvert en faisant le film. Mais les possibilités du fantastique m’ont enthousiasmé. En participant à un jury à la Fémis, j’ai lu un scénario écrit par Pauline Munier, dans lequel il était question d’hybridation entre l’Homme et l’Animal..."
"J’ai eu le sentiment que cette métaphore était au croisement de tous les sujets que j’avais envie d’aborder alors : la transmission, les mondes qu’on souhaite léguer, ceux dont on hérite, qu’on détruit, ou qu’il reste peut-être encore à inventer. Le Règne animal suit la relation entre un jeune homme de 16 ans et son père, à un moment où, un peu partout dans le monde, la 'part animale' de l’humain se réveille, comme un gène endormi, troublant la frontière invisible entre l’Humanité et la 'Nature'."
A l'origine, Thomas Cailley ne s'intéresse pas à cette figure de la mutation et des mutants qui sert de base au film. Toutefois, avec l’urgence écologique actuelle, le cinéaste pense qu’il est vital d'inventer de nouveaux récits qui explorent nos interactions avec le reste du vivant : "Non par le prisme de l’effondrement inévitable, ou d’un énième récit post-apocalyptique, mais en donnant à voir un élan vital, violent et créateur. Une nouvelle frontière. L’idée de la mutation homme-animal permet d’aborder cette question avec un angle physique, concret, dans le corps des personnages."
"L’autre point qui m’a immédiatement intéressé, c’est de faire advenir ces mutations dans le monde d’aujourd’hui. J’adore Starship Troopers de Paul Verhoeven et les films de Hayao Miyazaki, mais je ne voulais pas projeter le récit dans un futur lointain ou en faire un pur conte. Je tiens beaucoup à cette irruption du fantastique dans nos vies de tous les jours. Cette friction entre le réel et la fiction est une source précieuse d’empathie, de décalages, de dérèglements, de comédie."
Thomas Cailley a conçu ce film comme son précédent : à hauteur de personnages. Le ton, le genre s’adaptent à leur quête, qui est tour à tour physique, sensorielle ou existentielle. Le réalisateur explique : "Pour moi, la coexistence du drame et de la comédie, de l’action et de la contemplation, de l’intimité et du spectaculaire rendent le film plus inattendu et vivant. Ce mélange des genres est à la base de mon désir de cinéma."
"Si on parle de références, j’ai autant pensé à Un monde parfait de Clint Eastwood ou À bout de course de Sydney Lumet qu’à Thelma et Louise de Ridley Scott ou à The Host de Bong-Joon Ho. Ce sont des films poreux, construits autour de leurs personnages, qui privilégient l’émotion et dépassent les contraintes du genre (la cavale, le thriller) pour proposer un spectacle total."
Une des composantes essentielles du film est la place accordée à ces espaces quasi sauvages des Landes de Gascogne. Thomas Cailley se rappelle : "J'aime commencer l’écriture par une phase de repérages et avoir en tête un territoire, des contraintes de lieux, une géographie concrète, avant d’attaquer la dramaturgie... La petite ville de province entourée par l’immense forêt ne sont pas des décors de conte, ce sont aussi ceux de mon adolescence. Quand on traverse les Landes de Gascogne, on peut facilement réduire le paysage à une succession de pinèdes et de champs de maïs."
"Mais au milieu de ce territoire transformé par l’Homme, il y a des oasis naturelles, les derniers hectares d’une forêt primaire troués de lagunes. Ce sont des lieux magiques, restés inchangés depuis des centaines voire des milliers d’années, bien avant l’implantation généralisée des pins... Ces espaces sont peu répertoriés, difficiles d’accès mais, quand on y parvient, c’est comme un bond dans le temps. En quelques centaines de mètres, on passe d’un champ d’arbres alignés, une forêt industrielle et silencieuse, à des espaces riches et désordonnés où la vie végétale et animale est grouillante."
"La forêt reprend vie sous nos yeux. J’avais très envie que ces paysages-là prennent toute leur place dans le film, comme un continuum narratif car ils racontent presque à eux seuls le parcours des personnages."
Pour trouver ces endroits extrêmement compliqués à situer, Thomas Cailley a eu recours à des cartes anciennes, des blogs de passionnés d’arbres qui répertorient les spécimens anciens et l’étude des images satellites. Il se souvient : "Nous avons largement couvert la région avec mon frère David Cailley, le chef opérateur du film, jusqu’à trouver le décor idéal. Tout était là : la forêt primaire, la lagune, un arbre penché sur l’eau nécessaire à l’histoire..."
"Mais en plein milieu du tournage durant l’été 2022, tout a été détruit à cause des terribles incendies de Gironde. Le film a été mis à l’arrêt forcé, l’équipe est partie, je suis resté sur place sous une pluie de cendres pour chercher des décors de substitution afin de terminer le film. Il nous restait encore 5 semaines de travail... Intégralement en forêt."
Les effets spéciaux occupent une place importante dans le film, mais ils sont toujours au service de l’histoire et non pas le prétexte à une démonstration technologique. Thomas Cailley a ainsi voulu que les personnages restent au centre. Pour ce, il s’est imposé trois règles de base :
- Partir de l’acteur. Tourner au maximum avec les possibilités de l’acteur.
- Rester dans le point de vue des personnages. Pas de point de vue gratuit.
- Tourner dans des décors réels. Pas de studio ni de fond vert.
18 mois avant le tournage, le cinéaste a commencé un travail de conception pour savoir à quoi les cratures allaient ressembler : "Ce travail n’a pas cessé jusqu’à la fin de la fabrication du film. Le nerf de la guerre, c’est le choix de la technologie. Chacune a ses avantages : le maquillage pour la texture, l’animation pour le mouvement, les effets plateaux pour les interactions avec le décor etc."
"Nous avons hybridé au maximum les techniques car la crédibilité d’un effet dépend beaucoup de sa constante 'mutation' au sein même de la séquence. Si on utilise toujours le même procédé, l’œil du spectateur le déchiffre en quelques secondes. Ainsi, autour de l’acteur Tom Mercier, le personnage de Fix se déploie avec du make-up (prothèses, peau), de l’animatronique, des effets plateaux (doublures, câbles), des effets numériques (3D) ... Le mix entre ces différentes techniques, lui, est différent à chaque plan."
Le metteur en scène Thomas Cailley explique avoir découvert une bonne partie du cinéma français avec Romain Duris : "Le Péril jeune et Gadjo dilo font partie des films français qui ont compté quand j’étais adolescent. C’est aussi un acteur passionnant, qui donne à ce rôle de père une incarnation très forte. Et toujours cette lumière, cet éclat et ce plaisir de jouer contagieux, inspirant."
"Sa capacité de travail et d’écoute est impressionnante, sa compréhension des enjeux, des émotions très instinctives. François est un personnage entier, il a quelque chose d’absolu, romanesque. C’est aussi un rôle physique. Des qualités qui sont aussi celles de Romain. François agit constamment, ne baisse jamais les bras. Romain lui a donné une vitesse, une précision, une physicalité très pure."
Dans la peau du fils, Thomas Cailley a choisi Paul Kircher, la révélation du drame Le Lycéen sorti en 2022. Le réalisateur justifie ce choix : "Il dégage quelque chose de fort et maladroit à la fois, qui m’a immédiatement séduit. Il a par ailleurs des ressources insoupçonnées. Il peut donner l’impression de ne pas savoir où il va, d’être flottant, alors qu’une lame de fond le porte, puissante et tranquille. Paul m’a fait cette impression : ne pas avoir conscience de sa puissance. On sent que quelque chose bouillonne en lui, une énergie indomptable, une part sauvage."
"Certains rôles ont nécessité une grosse préparation physique. C’est rare pour un jeune homme d’être de quasiment tous les plans d’un film qui comporte des scènes d’action, d’aventure et d’émotion, de jour comme de nuit pendant plus de 60 jours... Paul a travaillé énormément, et avec beaucoup de rigueur. Le tournage a été précédé d’un long travail avec une chorégraphe pour explorer son langage corporel, ses mouvements, la perception du monde qui l’entoure."
Le tournage a duré un mois supplémentaire. La raison ? Les incendies du sud-ouest de la France en juillet 2022 qui ont détruit certains décors où des prises devaient avoir lieu. Conséquence : le montage a été repoussé, ce qui a fait que le film projeté à Cannes dure 2 minutes de plus que celui sorti cette semaine en salles (il comprenait une scène d'épilogue que Thomas Cailley a ensuite coupée après les projections sur la croisette). Le metteur en scène a confié à Cinemateaser :
"Notre flux de post-production a été très comprimé et au lieu de terminer le film un mois et demi avant le Festival de Cannes, on l'a terminé le 14 mai pour une projection le 17. J'étais très content du film avec l'épilogue mais pour être honnête, c'était presque un test. J'avais envie de le découvrir en public. Quand je l'ai vu, j'ai trouvé ça bien mais j'ai eu quand même un doute. On a donc profité des reprises cannoises à Paris pour essayer sans l'épilogue. Au final j'ai eu l'impression qu'il était plus intéressant de ne pas répondre à toutes les questions auxquelles l'épilogue répondait. De les garder en suspens."
Tom Mercier (vu récemment dans La Bête dans la jungle) incarne un homme-oiseau dont le stade de mutation est très avancé. Pour lui donner forme, Thomas Cailley et son équipe effets spéciaux ont dû mouler et scanner intégralement son corps, puis lui construire des prothèses d’ailes articulées. Le cinéaste ajoute : "Lui poser une peau neuve, pigmentée comme un oiseau, partiellement plumée. En plus des 6 heures quotidiennes de maquillage, Tom s’est astreint à un travail physique sur le saut, l’extension en se sculptant un corps de danseur vraiment impressionnant."
"Heureusement, j’ai aussi senti tôt sur le tournage qu’on renouait avec cet élément premier du travail d’acteur, quelque chose qui remonte à l’origine du plaisir de jouer, à l’enfance : se déguiser, jouer à être autre chose qu’humain, inventer son propre animal, courir, sauter, hurler, voler. Le tournage avait aussi cette dimension ludique et cathartique."