Après Jessica Forever (2018), Caroline Poggi et Jonathan Vinel avaient besoin de temps avant de se lancer dans un nouveau projet. Les cinéastes ont multiplié les formes hybrides, que ce soit avec les courts métrages Bébé Colère et Il faut regarder le feu ou brûler dedans, ou le moyen métrage Best Secret Place. Ils confient : "Il s’agissait de trouver une place qui soit un peu en dehors du cinéma pour mieux y revenir."
"Ce film vient d’un fort désir de cinéma, celui de se confronter à un récit beaucoup plus narratif que ne l’était Jessica Forever, tout en gardant notre volonté d’hybridation. Il juxtapose différents mondes et les entrechoquent. L’entre-deux, la circulation, le passage, les ponts, l’exploration nous intéressent plus. Mais le tout premier désir du film, ça a été les personnages, tout est parti d’eux. Le premier qui s’est imposé, c’est Night."
"On a tissé l’histoire autour de lui : sa passion avec Pablo, la fugue avec Apo, la tragédie qui en découle et les contamine tous. Initialement, le récit était raconté en flash-back à travers son regard. Aussi, nous avions toujours eu envie d’écrire une histoire sur la fin des serveurs de jeux vidéo. On en avait regardé pas mal en ligne et ça nous avait marqués. Comme des sortes de mondes perdus, de refuges inaccessibles."
"Au tout début de l’écriture, on a rencontré Laurent Lunetta (entre autres, co-scénariste d’Alain Guiraudie) pour parler d’Eat the Night. Laurent adorait Jessica Forever mais comprenait aussi que nous avions envie d’aller ailleurs. Il nous a motivés, donné les premières armes pour l’écrire."
Le jeu Darknoon (dont le film ne dit jamais l’histoire) a été inventé de toutes pièces pour Eat the night. Jonathan Vinel explique : "Ce qui nous intéresse, ce sont les gens qui le chargent. Ce qu’ils se disent entre eux, les sentiments qui naissent, se tissent à travers lui. Je suis un gamer, mais j’aime beaucoup zoner dans les jeux, aller là où il y a peu d’action. Le jeu m’a appris à voir autrement le cinéma de l’errance, de la contemplation. Gus van Sant, Béla Tarr ou Apichatpong Weerasethakul furent des chocs esthétiques quand j’ai commencé à m’intéresser au cinéma."
"J’étais déjà un gros joueur et je ne voyais aucune contradiction entre ce cinéma et ma pratique de joueur, toujours un peu zonarde. Ça étonne toujours ceux qui se font du jeu une vision uniformément violente, compulsive, cathartique. Eat the Night tente donc de creuser des galeries possibles entre le jeu et la vie. La différence, elle est dans la mort. Le jeu, on perd, on recommence. Dans le réel, la violence peut tuer."
C’est la première fois que Caroline Poggi et Jonathan Vinel ont fait appel à un musicien pour composer la musique de leur film. La première précise : "Ssaliva est un compositeur belge de notre génération. Nous avons des références communes, on a grandi avec le même terreau culturel. Dans sa musique, il travaille le collage, la contamination, la déformation, la désintégration. Il n’a pas peur des excès, des débordements."
"Il n’est pas « sage » dans son travail. En cela, sa musique était un langage parfait. Il a su créer des passerelles entre les différents univers mais aussi un relais d’émotions entre les personnages, entre leurs avatars."
Théo Cholbi, Lila Gueneau et Erwan Kepoa Falé se sont naturellement imposés aux yeux de Caroline Poggi et Jonathan Vinel. Ces deux derniers ont fonctionné à l’instinct : "On a vu directement les personnages en eux, sans les transformer. Lila Gueneau qui interprète Apolline a le même âge, au moment du tournage, que son personnage : 17 ans. Ce qui est frappant, c’est de voir à quel point elle était plus mûre que beaucoup d’entre nous."
"Elle fait face avec une fermeté incroyable, elle sait qu’on ne lui laissera rien passer, et pourtant, sa fragilité est là aussi, et son envie d’être dans le mouvement est intacte. Ça, c’est quelque chose qu’on ne pouvait pas théoriser, mais que la mise en situation avec deux garçons proches de la trentaine, Erwan et Théo, a renforcé, par contraste", se rappellent-t-ils, en poursuivant : "Night, c’est Erwan Kepoa Falé. On avait des amis en commun."
"L’année où nous l’avons rencontré, il venait d’être engagé par Christophe Honoré pour Le Lycéen et Passages de Ira Sachs. Il a le charme, la douceur et la complexité du personnage, entre opacité et luminosité."
Ce film est présenté à la Quinzaine des Cinéastes au Festival de Cannes 2024.
Caroline Poggi et Jonathan Vinel ont filmé le jeu Darknoo de manière très cadrée. Les scènes dans le réel laissent au contraire le champ libre à l’acteur et aux mouvements de caméra. La réalisatrice raconte : "Il n’y a pas de pieds de lumière, excepté au plafond de la maison abandonnée de Pablo. Le reste, ce sont juste des ampoules de chambre amplifiées, des chauffages, des lumières naturelles. C’est un choix réfléchi avec le chef op’, Raphaël Vandenbussche (avec lequel on avait travaillé sur Tant qu’il nous reste des fusils à pompe) : les acteurs pouvaient aller où ils voulaient. On les a laissés s’approprier l’espace."
"C’était aussi leur enjeu, en tant que personnages : sortir du jeu, s’aventurer dans le réel. C’est pour ça qu’on a choisi des cadres plus serrés, proches d’eux, avec une caméra plus nerveuse qui les traque. Avec Raphaël, on a beaucoup échangé pour se créer un terreau commun. On parlait de S’en fout la mort (Claire Denis), des photos de Tobias Zielony, d’Happy Together (Wong Kar-Wai), Ghost Dog (Jarmusch) ou même plus récemment de Good Time (Frères Safdie)."