Nous est né de la lecture du livre de François Maspero intitulé Les Passagers du Roissy Express et qui raconte la randonnée d’un écrivain le long du RER B (une ligne de train de banlieue parisienne qui traverse des espaces géographiques et sociologiques extrêmement variés). La réalisatrice Alice Diop, qui a découvert le livre en 2006, a grandi dans une cité, à Aulnay-sous-bois, qui est un point de cette ligne :
"Le livre parlait de mon quartier, de la cité des 3000, des gens que j’avais côtoyés. Je reconnaissais dans certaines descriptions les amis de mon frère. J’ai arrêté le livre au moment où je suis tombée sur la photo d’une petite fille noire prise devant la devanture du centre commercial de la cité, un endroit où j’allais tous les jours parce qu’il jouxtait mon immeuble, et pendant un instant j’ai cru que c’était moi..."
"J'étais stupéfaite et j’ai refermé le livre. Avec le recul je me dis qu’à ce moment-là de ma vie j’étais en train de quitter tous ces lieux qui m’avaient vue grandir, de les quitter physiquement et aussi socialement. Je quittais la banlieue pour rejoindre l’autre monde. Depuis cette périphérie je tentais de me faire une place au centre, à Paris, par mes études, et mon travail de réalisatrice qui débutait, mais j’étais encore précaire."
"Aujourd’hui, je me rends compte que cet horizon qui m’apparaissait alors comme désirable ne l’est plus tant que ça et que tous mes films n’ont fait que témoigner de cette culpabilité d’avoir voulu partir. Mais à ce moment-là, quand je découvre ce livre, c’est trop violent pour moi de m’y replonger, donc j’ai arrêté la lecture sur le visage de cette petite fille qui aurait pu être moi", se rappelle la réalisatrice.
Alice Diop a relu le livre en 2015 au moment des attentats : "Cette période a été un choc. J’ai eu le sentiment, confus à ce moment-là, mais que je peux exprimer clairement maintenant, que tout mon cinéma portait en germe l’annonce de cette catastrophe. Il y a peu de gens qui ont pu, comme moi, en venant d’où je viens, accéder à cet autre monde ; et c’est bien le problème de la France !"
"Mais je me suis rendue compte que d’avoir fait ce trajet dont j’ai eu honte pendant longtemps, c’était une force, qui me permettait d’avoir une vision de la société française beaucoup plus vaste que la plupart des gens qui se sentent autorisés à prendre la parole dans ce pays. C’est pour cela que j’ai vu venir la catastrophe, et ladite catastrophe, ce n’était pas seulement la progression d’un Islam radical, mais bien celle d’un pays à ce point coupé en deux qu’on pouvait légitimement se demander s’il n’était pas en train de se disloque."
Nous a gagné le prix du Meilleur Film dans la compétition Encounters ainsi que le prix du Meilleur Documentaire toutes sections confondues à la Berlinale 2021.
Plus précisément, c'est ensuite lors de la marche du 11 janvier que l'idée du film a émergé dans la tête d'Alice Diop. La cinéaste se souvient : "J’ai décidé d’y aller et j’ai senti dans mon corps qu’il y avait aussi mes ennemis dans cette foule. Une femme que j’ai accidentellement bousculée m’a traitée de sauvage. Les gens chantaient la Marseillaise par salves, moi je ne la chantais pas. Une femme m’a regardé, méfiante, et demandé « pourquoi vous ne chantez pas ? ». Je lui ai répondu « parce que je ne chante pas la Marseillaise avec n’importe qui ». Sa question était presque une injonction, elle m’intimait de lui donner la preuve que j’étais bien française, en tout cas c’est comme cela que je l’ai ressenti."
"Le lendemain, le journal Libération, exalté par cette marche où deux millions de personnes avaient défilé, titrait : « Nous sommes un peuple ». Et je me suis demandé qui était ce « nous » pour eux, parce que j’avais vu, à cette marche, majoritairement des gens blancs, et je me demandais où étaient les autres, tous les autres. Quel était donc le « nous » pour Libération ? Quel est donc ce « peuple » dont le journal parlait ? Je crois que le désir de ce film part de cette question formulée dans ces circonstances funestes."
Alice Diop a fait en sorte que le propos du film dépasse le cadre de la banlieue : "La chasse à courre, Bergounioux, les gens qui votent Front National, la banlieue des pavillons, la banlieue des grands ensembles, mon père, les rois de France, les mecs de cité, les enfants, sans hiérarchie, sont intégrés dans mon « nous », qui est un « nous » ouvert", confie la cinéaste.
En partant de cet espace géographique qu’est la banlieue, le film questionne plus largement les sociétés contemporaines. Alice Diop a cherché à déjouer cet attendu tout en s'inscrivant dans le sillage de cinéastes ou de photographes comme Pialat ou Doisneau. Alice Diop ajoute :
"Je me suis beaucoup inspirée des photographes de la DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale) qui en 1980 ont eu pour mission de fixer l’imaginaire de la banlieue à un instant précis, et l’aspect purement documentaire de Nous s’inscrit dans cette démarche de réinterroger subjectivement l’imaginaire de la banlieue pour en questionner les représentations."