Un grand, un immense film immensément russe -mais russe, pas d'aujourd'hui, russe d'avant: un film dostoïevskien, avec un héros que Dostoievski aurait pu créer. Dû à deux jeunes réalisateurs, Natalya Merkulova et Aleksev Chupov, dont j'ai lu qu'ils ne vivaient plus en Russie. Seraient-ils suspects de mauvais esprit?
On est en 1938. Le fou Staline et son cortège de damnés arrêtent, torturent et exécutent des opposants ou supposés tels par centaines de milliers. J'ai lu: un citoyen soviétique sur deux cent....
A Leningrad, la police politique occupe un ancien palais, somptueux, dont le luxe ne semble pas gêner outre mesure la hiérarchie. De la paille recouvre les parquets au point de Hongrie pour que le sang des torturés ne viennent pas les souiller... Tout de rouge vêtus jusqu'au maillot de corps, les NKVDistes ressemblent plus à des légions de démons qu'à des soldats; par bien des côtés, le film a des aspects fantastiques.
Le capitaine Volkonogov (le fabuleux Yuriy Borisov) est un exécutant sans états d'âme. Il ne semble pas avoir de famille, à part une amoureuse; peu d'amis à part Veretennikov (Nikita Kukushkin). Un des supérieurs de Volkonogov lui a d'ailleurs expliqué toute la logique de la chose "tu vois, il y a des gens, par leurs fréquentations, par leurs origines, on SAIT qu'ils vont finir par se révéler des ennemis du peuple; alors il faut les arrêter avant qu'ils aient pu commettre leurs exactions" Fort de cette logique à la Minority reports, le supérieur va plus loin: "mais nous vivons en démocratie! on ne peut pas condamner quelqu'un qui n'a pas avoué! Il faut, donc, qu'ils avouent" Logique imparable...
Les purges n'épargnent pas le service. Quand un des officiers est appelé pour "réévaluation", on a peu de chance de le revoir. Volkonogov s'échappe.... Avec les conséquences prévisibles pour son ami.
C'est alors que le film s'échappe, lui, dans cette extraordinaire dimension mystique. Volkonogov, dans une sorte de rêve éveillé, voit Veretennikov émerger de la fosse commune pour édicter sa sentence: si une seule personne appartenant à la famille de tous ceux que le capitaine a envoyé à la mort lui pardonne, il ira au paradis.... une seule... Alors, c'est une course folle, muni de ses 98 dossiers, pour retrouver ces familles avant que le commandant Golovnia (Timofey Tribuntsev), lui même subclaquant d'une affection pulmonaire qui lui fait cracher du sang, lancé à ses trousses, ne le rattrape (s'il ne rattrape pas, le colonel lui a promis à lui même la mort)
Déambulations dans des univers sordides, appartements communautaires où survivent des êtres décérébrés, pour leur dire à tous la même chose, votre fils, votre père, votre femme était innocent, il n'a avoué qu'après ces "interrogatoires spécifiques", mais qui l'écoutera? qui le pardonnera? ces femmes qui ont tout perdu, l'une, ancienne médecin, logeant dans la morgue où elle entrepose les cadavres qu'elle est chargée de nettoyer.... On le prend pour un provocateur, un faux jeton envoyé par le pouvoir pour les piéger; pire, le défunt a été rejeté par une famille qui ne veut rien avoir de commun avec un ennemi du peuple, je 'ai plus de fils, je n'ai jamais eu de mari, êtres pathétiques dont le cerveau a été lavé par la peur, la faim, la propagande....
La fin est totalement mystique, pour ne pas dire christique.
C'est un film poignant, d'une réussite formelle exceptionnelle. A voir absolument.