En décalage ou Tres en espagnol, est le nouveau film du réalisateur catalan Juanjo Giménez mettant en scène Marta Nieto dans le rôle principal, une jeune femme appelée C., ingénieur de son pour la publicité et le cinéma, et qui vit à 100 % de son travail, une véritable passionnée. Elle passe régulièrement ses journées, seule dans le studio, à mixer le son sur les films et publicités, à enregistrer des effets de son, à éditer, mixer, superposer les sons, les musiques et ambiances. Le studio est en quelque sorte son refuge, où elle est à l’abri des relations avec son ancien petit ami, sa mère ou encore ses collègues de travail. On note alors une ambiance à la Blow Out (1981) de Brian de Palma avec John Travolta ou encore Conversation secrète (1974) de Francis Ford Coppola avec Gene Hackman, qui ont forcément dû influencer le très beau film de Juanjo Giménez. Le film a notamment remporté le prix Goya 2022 du meilleur son, qui est mérité puisque le sonore dans ce long-métrage est l’un des thèmes principaux.
Mais tout d’un coup, C. commence à « se désynchroniser », et d’un point de vue cinématographique, cela devient très intéressant à partir de ce moment puisque nous avons l’impression que le film a été mal sonorisé, et que les sons sont « en décalage ». En effet, nous voyons C. toucher des objets, marcher, courir, ouvrir une porte, et les sons proviennent dix secondes, une minutes puis deux minutes plus tard… et C. va alors faire tout son possible pour réparer ce problème.
L’introduction dans le studio est très bien réalisée, on entre directement dans l’ambiance du film, aux allures d’un Blow Out ou d’un Conversation secrète, avec Marta Nieto touchant à de nombreuses touches dans son studio de mixage, regard attentif, produisant des sons avec ses mains en singeant une gifle dans le micro, en mixant, en superposant d’autres sons. Le réalisateur joue précisément avec le thème du son dans son film, et de la perception de celui-ci en temps réel, en décalage dans le passé ou dans le futur. Lors de cette scène, au départ, on entend rien, on voit juste Marta Nieto, et le son se lance ensuite. De plus, le film met en lumière les travailleurs dans l’ombre dans le monde du septième art, comme les ingénieurs du son. D’autres thèmes s’imbriquent tout au long du film, où le réalisateur place une réflexion profonde sur l’handicap, le stress, la vie en générale dans une Barcelone à cent à l’heure, oppressante et étouffante, ainsi que les relations familiales et conjugales.
En outre, le point fort de ce film est la prestation exceptionnelle de Marta Nieto, qu’on a pu découvrir dans le court-métrage Madre (2017) de Rodrigo Sorogoyen avant de devenir un long-métrage du même titre, en 2019 qui eut un succès fulgurant, et Marta Nieto incarnait une mère de famille, dont son enfant fut enlevé, et qui tentait de refaire sa vie en France où elle rencontre un jeune garçon qui aurait pu être le sien. Elle était d’une justesse remarquable dans Madre, et ici, elle livre une nouvelle prestation, aussi forte de justesse et de lucidité en termes d’émotions, de sentiments, de regards, gestes, sourires, prestance, etc. De mon humble avis, l’interprétation de Marta Nieto est l’une des meilleures de l’année dans le cinéma espagnol, aux côtés de Penélope Cruz dans Madres Parelales et Blanca Portillo dans Maixabel.
Néanmoins, le film possède quelques défauts notamment après l’opération de C. où celle-ci en ressort « guérie » et a la capacité d’entendre des sons du passé. Son cerveau n’est plus en décalage avec le futur sinon avec le passé, et si elle se trouve dans une pièce, elle peut entendre ce qu’il s’est produit dans le passé comme ses origines lors de son enfance, lorsqu’elle se retrouve dans la chambre de sa mère… Cette partie est moins bien réussie que la première de par la complexité du scénario, on note une certaine vacuité de celui-ci ainsi qu’une certaine lenteur qui apparaît également… De plus, ce qui m’a gêné est que lors de la première heure du film, le réalisateur nous plonge dans un film plutôt réaliste, avec un décalage du son qui arrive quelques secondes voire minutes après mais la fiction intègre son long-métrage de manière prématurée et dénature complètement le propos de son film. En effet, C. arrive à entendre les sons en avance de ce qui va se produire, ou très loin dans le passé, et cela m’a décontenancé, au point que cela crée une certaine redondance des scènes, et par la même occasion, une certaine longueur qui dessert le film ; c’est-à-dire que notre suspension d’incrédulité fonctionne au départ du film mais plus par la suite, où on perd ce qui nous intéressait au départ avec le problème du retard lié au cerveau mais l’arrivée ou l’instant même de l’incursion du fantastique ou de la fiction endigue tout ce qui nous animait dans ce film, et on n’y croit plus, tout simplement. Par moments, on a même l’impression d’être devant un nouveau film de « super-héros ». Ainsi, sans ces quelques problèmes, le film aurait pu être l’un des films espagnols de l’année, mais il reste tout de même une très belle œuvre espagnole de l’année 2021, un bel essai réalisé par Juanjo Giménez. 4/5