C’est la productrice Jeanne Thibord qui avait présenté Bilal Berreni (Zoo Project est son pseudonyme, il a été assassiné en 2013 à Détroit) à Antoine Page. Elle habitait Belleville et avait été impressionnée par les immenses fresques du peintre urbain qui commençaient à recouvrir tout le quartier. Le cinéaste se rappelle : "Elle a réussi à savoir qui se cachait sous ce pseudo et a rencontré Bilal Berreni, il venait d’avoir dix-huit ans. Il lui a tout de suite fait part d’un projet qu’il avait de parcourir le monde en repeignant tout sur son passage et de la possibilité de filmer son expérience. Le projet avait tout du fantasme et promettait assurément d’être hasardeux. Jeanne s’est tout de suite dit que nous pourrions nous entendre. C’était bien vu : au bout de dix minutes de conversation, nous étions déjà en train de travailler sur le projet. On ne savait pas, alors, qu’il allait nous occuper durant près de quatre ans."
Le projet a beaucoup évolué depuis son idée de départ. Antoine Page confie : "Dès que nous avons commencé à y réfléchir de manière plus pragmatique, les véritables orientations sont apparues. Le plus simple a été d’identifier ce que nous ne voulions pas faire. Ni un film de street art où, caméra portée, on suivrait un jeune artiste sillonnant les villes et laissant sa marque sur les murs, le tout filmé dans un style coup de poing ; ni un film de voyage où l’on suit des gens sympathiques partis sac au dos à la rencontre de l’autochtone. Par contre ce que j’ai tout de suite proposé à Bilal, voyant que nous nous entendions particulièrement bien et que nous étions partis pour travailler longtemps ensemble, c’est de faire une véritable collaboration artistique où il n’y aurait pas un filmeur/suiveur et un filmé/étranger à l’élaboration du film."
Antoine Page et Bilal Berreni souhaitaient éviter l’avion et ne voulaient pas biaiser les distances et le temps du voyage. Au contraire, ils avaient envie de partir de chez eux pour progressivement se diriger vers l’inconnu. Le cinéaste précise : "La Russie permet cela, c’est une culture à la fois proche de la nôtre et absolument étrangère. Vladivostok était un cap, une direction. Nous ne savions pas si nous allions y arriver, mais c’était notre but, un nom qui résonne comme un rêve, le bout du monde. Nous n’en avions pas d’image, juste un fantasme. Le choix de la Russie tient également à notre manière d’envisager la création artistique et le public à qui elle s’adresse. Nous défendons un art exigeant et populaire qui doit être capable de toucher tous les publics, sans distinction de culture ou d’éducation. la Russie, ou du moins l’image que nous en avions, correspondait à cette attente."
Antoine Page explique pourquoi il a appelé le film C’est assez bien d’être fou : "On a cherché un peu dans toutes les directions, proverbes chinois, fables de la Fontaine, aphorismes divers... un moment on a passé en revue les citations utilisées par Bilal en regard de ses fresques parisiennes et on est tombés sur «C’est assez bien d’être fou». C’était une phrase qu’il avait extraite de l’Abécédaire de deleuze. C’était parfait. tout tient dans le mot « assez » qui nuance, adoucit et rend accessible cette folie. une folie douce, un appel à faire des choses, à rêver, à se lancer."
Antoine Page et Bilal Berreni n'avaient pas de références au sens de modèles mais d'innombrables sources d'inspiration leur permettant de se plonger dans un climat propice de création. Le cinéaste se rappelle : "Nous passions notre temps à feuilleter, lire, écouter, regarder. des films, bandes-dessinées, romans et livres d'art... Ecouter Bob dylan, leonard Cohen, regarder john Mccabe, La porte du Paradis, découvrir émerveillés les films d'animations de Yuri norstein, fantasmer sur la Russie à travers la vision des films de Konchalovski, mikhalkov, tarkovski, et évidemment la littérature du xixe... C’était sans fin et grisant. Par contre, durant le voyage nous n'avons emporté avec nous que deux ouvrages : la bande-dessinée Big Questions d’Anders nilsen et l’œuvre complète de nicolas Bouvier. Finalement si après coup je devais choisir une seule source d'inspiration ce serait Bouvier : son érudition douce, sa manière de voyager tout en vivant sur place, sa curiosité permanente, dénuée d’exotisme."