Le cœur a ses raisons, que les procédures ignorent. Le dramaturge grec Sophocle l’a vaillamment exploité à travers ses œuvres, mais surtout à travers ses personnages, qui ne peut lutter face à la fatalité ou à leur condition humaine. Pourtant, au-delà de la divinité et des hautes institutions encadrées par l’Homme, on y trouve cette fille ou cette femme, qui lutte pour le fondamental dans une vie qui lui échappe, à l’image de sa famille qui se déchire dans une grande tragédie. Sophie Deraspe adapte ainsi librement sa cause en l’assimilant à notre actualité, tel Anouilh de son temps, tout aussi tragique et éprouvant qu’auparavant. Il est question de justice élémentaire et de violence intuitive, mais dans tous les cas, elle appelle à mener une guerre, celle des cultures et celle de l’humanité qui s’efface derrière des idéaux et des illusions.
On nous plonge dans des banlieues, loin d’être vides et qui préservent la diversité, au nom d’une immigration grandissante et d’une jeunesse dynamique. Et lorsque les bavures policières s’abattent sur les réseaux sociaux et la famille Hipponomé, l’équilibre est rompu et les mentalités changent. Cette mutation atteint inévitablement Antigone (Nahéma Ricci), la brillante cadette, qui apprécie sa liberté et malgré les barrières qui la sépare de la nature, ou une terre qui n’a pas encore été exploitée par l’Homme. Elle se consacre au fondamental, plaçant ainsi sa famille au cœur de son propre avenir, quitte à se placer au-dessus des lois. De cette manière, il est possible de mieux distinguer l’emprise de la société sur les minorités et sur les femmes. La mise en scène suggère constamment un cloisonnement de l’espace. Le spectateur étouffe autant que les personnages dans des cadres trop petits pour eux, trop petits pour que l’on accorde ne serait-ce qu’un peu de visibilité pour leur salut. Et pourtant, un cœur rouge en ressort, avec le visage d’une victime incomprise et insoumise comme message.
On y fait d’ailleurs souvent allusion, à travers plusieurs entractes stylisés, où la foi de la captive finit par atteindre son entourage, qui chantent en chœur. Chacun s’approprie alors une dose de rébellion, essentiellement chez des adolescents idéalistes et revanchards. Ce qui les conduit à combattre la société, qui les a elle-même conditionnés à la vie monotone ou « normale » dont la plupart aspirent. Mais ce qu’il faut retenir, c’est cette sensibilité qu’apporte Antigone dans sa psyché, si bien qu’elle prend conscience que les forces qu’elle affronte ne répondent pas d’eux-mêmes, car la problématique principale réside dans le fait d’exister et d’évoluer dans un monde qui la rejette, corps et âme. Elle n’a pas d’autres sanctuaires que sa cellule et sa voix, pour se convaincre d’un passé qui la hante et qui l’amène à renoncer à la citoyenneté. Ce dilemme pourrait trouver une issue prévisible à nos yeux, mais c’est avec le cœur que ce récit appelle à être entendu, vécu et partagé.
C’est donc après l’approche ambiguë de « Rechercher Victor Pellerin » et le réalisme de « Les Signes Vitaux » notamment, que la réalisatrice canadienne jongle habilement entre la fiction et le sentiment horrifique que génère notre monde, qui ne prend plus le temps de s’exprimer avec passion, mais avec nécessité. La nuance pourrait en gêner plus d’un, mais « Antigone » démontre avec une aura solidaire qu’il est possible de choisir en ses croyances et en ses droits. Ce que l’on nous rappelle toutefois dans cette épopée intemporelle, c’est que le destin lui, n’a que faire de la gravité, des lois, des hommes, de leurs douleurs ou de leur amour. Il y aura toujours une pensée pour Œdipe et sa tragédie au bout du voyage.