Le film a été présenté en séance de minuit au Festival de Cannes 2021.
Suprêmes est né de l’envie d’Audrey Estrougo de réhabiliter le hip hop en France, qui a souvent été dénigré et reste stigmatisé malgré son immense popularité. Sur les conseils d’une amie, elle a lu l’autobiographie de JoeyStarr, Mauvaise réputation, et a vu dans l’histoire de NTM l’occasion de rendre hommage au hip hop : « Ce sont eux qui l’ont fait naître et transformé en une culture populaire. C’est alors que cette réalité est venue percuter une autre envie : évoquer le versant social et politique de l’histoire du rap. Car les NTM étaient les porte-drapeaux d’une jeunesse, dont ils portaient un message, et quand on met en perspective leurs textes et leur musique, on constate qu'ils sont brûlants d'actualité. Ils avaient l’espoir de faire bouger les lignes avec leur musique, et trente ans après, rien n’a changé. Avec ce film, je voulais aussi raconter trente ans d’abandon des jeunes par les politiques. »
Après s’être assurée, à sa grande surprise, qu’aucun film sur le groupe NTM n’avait été fait et qu’aucun projet n’était en cours, Audrey Estrougo a rencontré JoeyStarr. Ce n’était pas la première fois que le rappeur était approché pour faire un film sur NTM mais lui et son comparse Kool Shen avaient toujours refusé. La réalisatrice a su le convaincre : « Je lui ai expliqué qu’on se demande aujourd’hui pourquoi des gamins partent en Syrie pour apprendre à se faire exploser en France, et que si on avait mieux écouté la génération de Didier et Bruno, dans les années 90, on aurait pu éviter ce désastre. Avec un tel projet, lui ai-je dit, on peut remonter aux racines du mal. » Les deux membres de NTM se sont régulièrement entretenus avec Théo Christine et Sandor Funtek et les ont même embarqués lors d’une tournée à Bruxelles, où ils les ont faits monter sur scène. Les deux rappeurs ont également été consultants sur le scénario.
Audrey Estrougo a entrepris un travail de recherches conséquent, à partir d’images d’archives, d’ouvrages mais aussi de témoignages des protagonistes de l’histoire : « J’ai interrogé des ingénieurs du son et des régisseurs de concert qui ont eu un contact avec le groupe à l’époque. J’ai démultiplié les pistes, et suis allée fouiller les archives personnelles de Didier pour capter des images. C’était un long travail d’immersion, et il a fallu du temps pour obtenir que mes interlocuteurs s’ouvrent à moi. »
Pour la réalisatrice, il était impossible de faire un documentaire car chaque protagoniste de l’histoire a son propre point de vue sur ce qui s’est passé. Suprêmes est fait selon son propre prisme. Elle a voulu faire un film très réaliste sur le contexte et l’environnement, la part de fiction se concentre dans les rapports entre JoeyStarr et Kool Shen : « C’est par cette relation que passent beaucoup de ressorts dramatiques et c’est ce qu’il y a de plus complexe et de plus passionnant. C’est à partir de cette matière qu’a émergé mon regard. Par exemple, dans le film, Didier et Bruno se disent les choses beaucoup plus facilement que dans la vraie vie. »
Audrey Estrougo a écrit Suprêmes avec Marcia Romano, une fidèle collaboratrice de Xavier Giannoli, Emmanuelle Bercot et Audrey Diwan, entre autres. À l’origine, Romano a refusé le projet car elle était trop occupée et n’aimait pas le rap. C’est justement ce qui a plu à Estrougo : « On se complétait très bien et, avec elle, le travail est fluide : elle n’a pas d’ego et elle a une vision des choses rare et précieuse. Elle était le garant de la fiction en permanence : elle veillait à ce qu’il y ait suffisamment de dramaturgie, en m’alertant sur ma tendance à vouloir parfois faire un film « de cité », car c’est vrai que j’ai, personnellement, un souci du réalisme très ancré. Elle m’a amenée à réfléchir autrement. »
À l’origine, le film devait raconter l’enfance et l’adolescence de JoeyStarr jusqu’à sa rencontre avec Kool Shen. Mais en cours de route, le projet a pris une autre direction pour évoquer la création de NTM.
Suprêmes se concentre sur les débuts du groupe de 1989 à 1992. La réalisatrice souhaitait se focaliser sur les origines du groupe et la relation entre les deux protagonistes plutôt que sur la décadence de NTM, qui a souvent été relayée dans les médias : « les NTM sortent leur premier album au moment où la France découvre la jeunesse des cités, où trois émeutes retentissantes sont couvertes dans les JT, et ce, pour la première fois. J’avais donc envie de parler de la séquence où l’histoire personnelle du groupe vient percuter l’Histoire de notre pays. »
Tandis que JoeyStarr est excessif et écorché vif, Kool Shen se montre plus posé et réservé. Pour Audrey Estrougo, « Bruno [Kool Shen] est le plus terre à terre, le plus pragmatique des deux. Didier [JoeyStarr], c’est le satellite qui tourne autour. Si on prend l’axe de la fiction et qu’on y ajoute un peu de réalité, Bruno, c’est le socle de Didier. Et si Didier a pu se permettre autant de digressions dans la vie c’est parce qu’il savait que d’autres que lui tenaient constamment la barre. Sans Bruno, il n’y a pas de Didier, et c’est ce que les gens oublient. »
On peut voir dans le film les deux managers de NTM, Franck Chevalier et Sébastien Farran. Celui-ci est le seul qui n’ait pas voulu témoigner. La réalisatrice a donc rencontré des personnes qui l’ont connu : « C’était un avant-gardiste sidérant : à 19 ans, il était le seul à avoir compris que le hip-hop allait durer, alors qu’il venait lui-même de la culture rock et d’un milieu bourgeois. C’était un grand visionnaire. »
Huit mois de casting sauvage ont été nécessaires pour trouver les deux rôles principaux. « Faut-il engager des danseurs, des rappeurs ou des acteurs ? Je n’ai jamais totalement résolu cette équation et suis restée en ballottement pendant huit mois : j’ai pénétré plusieurs univers, à travers la France, avec des danseurs, des chanteurs, ou des acteurs », se souvient la réalisatrice. Après avoir trouvé cinq candidats pour le rôle de JoeyStarr et cinq pour Kool Shen (avec seulement deux comédiens professionnels dans le lot), elle a organisé des improvisations dirigées où elle leur a fait travailler les morceaux, effectuer des mises en situation de concert et des danses. Théo Christine a été choisi pour le rôle de JoeyStarr pour sa sensibilité, bien qu’étant celui qui était le moins à l’aise avec le rap et la danse. Pour Kool Shen, « Sandor Funtek, qui a une personnalité extravertie dans la vie, s’est imposé avec évidence, même si sur le papier, il n’a pas de ressemblance a priori avec Bruno. Mais il a fait de la musique, et il a cette notion du rythme et de la mesure. »
Théo Christine et Sandor Funtek se sont entraînés durant un an, coachés pour le rap et la danse par Nathanaël Beausivoir, qui est artiste de rap et travaille sur scène avec les NTM depuis ses 12 ans. Il joue d’ailleurs l'un des danseurs dans le film. Gladys Gambie a été la chorégraphe pour la scénographie des concerts et elle a appris aux acteurs le langage corporel des années 90. Audrey Estrougo revient sur la manière dont ses comédiens se sont préparés : « Pour l’aspect musical, on est partis de morceaux très connus, et ils sont rentrés par mimétisme dans leurs personnages pour capter leur gestuelle sur scène, et peu à peu, on est allés vers les morceaux du film, beaucoup plus rapides et sportifs ! Ensuite, on a procédé à un travail d’élimination : on a supprimé certaines mimiques et certains gestes, et on a recréé un travail scénique en ramenant la fiction dans leur jeu et en s’accordant à la justesse de leurs personnages. »
Audrey Estrougo a voulu donner « un cachet années 90 à l’image, mais avec des moyens d’aujourd’hui : une lumière moderne et des objectifs actuels. » Le film est largement filmé en Steadicam pour insuffler le mouvement et l’énergie du groupe. « C’est un dispositif qui permet d’être au plus près des acteurs et de ressentir leur pouls. Mais c’est aussi un film de cinéma qui doit être un spectacle. D’où cette volonté de ne pas être à l’épaule, d’avoir des partis pris de lumière et de tourner avec des néons. »
La musique du film a été composée par Cut Killer. Pour les morceaux de concert, il était inenvisageable de faire du playback. Comme les versions instrumentales originales n'existaient plus, Cut Killer a recréé tous les morceaux, en y injectant de la modernité. « Le plus important, c’était qu’en utilisant les moyens techniques actuels, on ait l’impression d’être replongé dans l’époque en écoutant les sonorités. Du coup, je n’ai pas utilisé mon ordinateur avec mon plugin, mais ma vieille machine pour obtenir ce grain d’époque. C’était un vrai bonheur de travailler les instrumentaux en 5.1 en gardant cette base de NTM sans la dénaturer. » Pour le reste, il a composé une musique avec une « couleur très sombre, avec des notes pitchées et inversées. Je voulais travailler en sonorité plus qu’en partition pure et on a trouvé un juste milieu », explique la réalisatrice.
Eric Dumont, directeur de la photographie, revient sur son travail : « je voulais avoir une image cinématographique à partir d’une caméra très moderne et de grands capteurs. J’ai donc tourné avec une caméra 8K munie d’un grand capteur et d’objectifs. Pour apporter une vérité à ce rendu, j’ai scanné des grains de pellicule 35 mm que j’ai ajoutés en étalonnage sur l’image en 8K. C’est ce qui donne une profondeur de champ plus réduite. Et comme je n’ai pas voulu utiliser de filtres, alors que le rendu était très piqué, j’ai eu recours à de la fumée sur la plupart des scènes pour revenir à un style années 80 et adoucir un peu l’image. »