Il était très surprenant de découvrir Emmanuel Carrère à l’affiche d’un nouveau long et à l’ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs, sachant la division du public sur « La Moustache » et malgré son documentaire personnel « Retour à Kotelnitch ». Il n’est plus à faire des allers-retours en Russie, mais il atterrit toujours là où le vent l’emporte, sans qu’il soit entièrement préparé pour son voyage, vraisemblablement inattendu. C’est une nouvelle fois le cas ici, car ce sera son actrice vedette qui lui mettra sous le nez ce projet d’adaptation, infiltré dans un drame social, à mi-chemin entre deux univers. Il semble d’ailleurs de détacher un peu plus des pages de Florence Aubenas pour se laisser une marge de créativité, pas toujours évident à cerner, mais qui promet un modeste objet analytique.
Dans le fond, on ressent un travail d’écriture, malheureusement très superficiel lorsqu’il s’agit de convoquer ses compétences de réalisations. Son film précédent justifiait déjà les maladresses qu’il retrouvera ici, malgré un récit qui porte un réel intérêt pour les relations humaines. On se satisfera donc du support, qu’il exploite suffisamment bien pour rythmer l’élan de son écrivaine, impliquée dans la rédaction d’un prochain ouvrage. Juliette Binoche lui donne le ton, le corps et l’esprit, tantôt désemparée, mais lorsqu’il s’agira d’assumer ce que son personnage a construit, elle entrera en contradiction avec ses sentiments. Il s’agit d’une précieuse fable à la frontière de la fiction et de la réalité. Carrère ne s’en écartera pas une seule fois, bien qu’il s’autorise quelques initiatives bienvenues et pas assez développées dans le même temps. Comme son héroïne Marianne, il est en décalage avec son travail. Lorsqu’il essaye de la placer face aux observations qu’elle couche dans son carnet ou sur l’ordinateur, elle ne fait que répéter ce qui a déjà été montré quelques minutes plus tôt.
C’est un constat qui sabote les chances d’émouvoir et de surprendre davantage, car tout le monde s’attend évidemment à faire face au point de rupture, où la vérité éclate. La seule question reste donc de savoir comment l’avant et l’après communiquent. En se faisant embaucher comme femme de ménage, elle finit par en tutoyer d’autres, qui ne sont pas là pour prendre des notes et qui n’auront certainement pas plus le temps d’aller se baigner à la plage sur un coup de tête. Son parcours interroge sur ce faux libre-arbitre, car les contraintes se multiplient à raison, dans un environnement où l’écrivaine parisienne se surprendra à rester solide mentalement et physiquement. Mais sans partager la même hargne ou les fantasmes de ses collègues de fortune, elle finit par s’échouer à Caen et sur le port de « Ouistreham ». La moralité devient alors le sujet et l’enjeu d’une contre-vérité, où l’infiltrée s’est finalement trop attachée aux personnages de Léa Carne et surtout d’Hélène Lambert, incarnées avec une folle authenticité.
Ce qui aurait pu être une approche journalistique sur l’impossible cohabitation entre deux classes sociales se confirme. L’essence de « Ouistreham », qui oppose la comédienne professionnelle à d’autres non-professionnelles, témoigne de cette dynamique. On aura beau nous montrer et nous raconter ô combien la situation précaire de ces jeunes, mères ou simplement célibataires, s’assimile à une dérive sur une barque qui ne possède pas de gouvernail. Le parallèle est grossièrement vu et revisité, en plus de fermer rapidement des portes de sortie intéressantes, mais laissera tout de même quelques traces de solidarités sincères, que ce soit dans le témoignage du labeur ou des relations naissantes.