Dans l’imaginaire collectif occidental, la Taïga est un vaste espace vierge, où la nature est reine. Dans L'Homme qui a surpris tout le monde, les réalisateurs Natalya Merkulova et Aleksey Chupov montrent que ce même espace peut se réveler clos pour les gens qui y vivent dans une quasi autarcie communautaire. La première précise au sujet du choix de ce territoire :
"J’ai (Natasha Merkulova) grandi en Sibérie dans la région d’Irkoutsk, non loin du lac Baïkal, dans le petit village forestier de Yedogon (dans la langue des Bouriates, les populations indigènes de Sibérie, yedogon signifie “femme shaman”), un village d’à peine 600 habitants. L’histoire puise dans mes souvenirs d’enfance : l’esprit, l’essence du lieu et des gens. C’est en Sibérie que j’ai entendu parler d’un homme ayant un jour essayé de combattre son cancer en devenant une femme. Personne ne savait ce qu’il était advenu de lui. Des années plus tard, j’ai partagé cette histoire avec mon mari et co-auteur Aleksey Chupov, et nous avons décidé d’en tirer un scénario, en plaçant l’action du film à l’époque contemporaine."
En travaillant sur le scénario et sur le film, Natalya Merkulova et Aleksey Chupov se sont penchés sur plusieurs sujets. Une des problématiques majeures de l’histoire était l’impossibilité de tout choix individuel au sein d’une communauté très fermée. Il expliquent : "La population sibérienne s’est construite pendant très longtemps autour d’exilés en quête de bonne fortune ou de criminels envoyés là pour purger leurs peines. Ce qui a contribué à la naissance d’une mentalité sibérienne très spécifique. C’est une communauté qui peut accueillir n’importe qui en son sein, à la seule condition d’en suivre les règles ancestrales. Les gens y vivent dans des espaces ouverts, mais ancrés dans un cercle en réalité restreint où tout dépend fortement de l’opinion de ses voisins, sans aucune possibilité de vraie vie privée. Dans ces circonstances, faire un choix individuel menant à violer des règles ou croyances traditionnelles fait instantanément de vous un proscrit."
Ce cadre communautaire a permis à Natalya Merkulova et Aleksey Chupov de s'attaquer à d’autres problématiques qui les tenaient à coeur, et la question de l’intolérance y a pris une place centrale. Ils confient :
"Dans le film, les villageois sibériens ne peuvent tolérer les actions d’un autre homme que lorsqu’ils en comprennent totalement le sens et les raisons. Le comportement du protagoniste du film, Egor, est facteur d’incompréhension chez ses voisins parce qu’il ne correspond pas aux standards. Cette incompréhension génère une peur, un rejet et de l’agressivité. Les gens ne peuvent pas supporter ce qu’ils ne comprennent pas, et c’est là la source même de l’intolérance, que ce soit en Sibérie comme dans toute la Russie ou même dans de nombreux autres territoires du monde moderne. Egor ne prononce pas un mot dans la seconde partie du film. Il n’explique ses actions à personne. Cependant, dans une communauté fermée, il est inconcevable qu’un homme reste silencieux quand la société lui demande de se justifier. Son comportement est interprété par les villageois selon des stéréotypes homophobes. Et l’homophobie, largement répandue dans les bastions conservateurs de la société russe, incarne alors à l’écran une des formes les plus communes de l’intolérance."
Le budget limité de la production ne permettait pas de tourner le film en Sibérie. Natalya Merkulova et Aleksey Chupov ont donc posé leur caméra dans la région de Tver, à 250 kilomètres de Moscou, dans le petit village de Kablukovo. Ils se rappellent :
"L’emploi du temps serré de Yevgeny Tsyganov (l’acteur principal) a aussi été une raison pour laquelle nous n’avons pas pu tourner en Sibérie. Yevgeny est une vraie star de cinéma et de théâtre en Russie, ce qui fait que son planning entre les tournages et les pièces de théâtre reste très chargé. Il joue dans l’école de théâtre renommée de Pyotr Fomenko et est l’acteur principal des Ateliers Théâtraux de Pyotr Fomenko à Moscou. Il a fallu de longues recherches et beaucoup de persévérance pour trouver, au coeur des forêts locales, des lieux de tournage ressemblant aux paysages de Sibérie. Il a été tout aussi difficile de trouver une maison qui aurait une apparence totalement sibérienne. C’est la raison pour laquelle la maison de famille d’Egor a été filmée depuis le jardin, parce que les murs en bois avaient le même style que dans les villages sibériens. On a demandé aux habitants de prendre part aux scènes de foule. La scène de la fête de village a été tournée à la manière d’un documentaire, pendant une célébration locale réelle. Les figurants non-professionnels ont été choqués la première fois que le personnage principal est apparu maquillé et habillé en femme, mais on leur a demandé de ne pas exprimer d’aggressivité car c’était nécessaire pour le rôle."