Ambitieux par ses moyens, Duel au soleil (1946) est né du désir du producteur David O. Selznick d'égaler le succès d'Autant en emporte le vent (1939).
En effet, après Autant en emporte le vent, son producteur nostalgique de la grandeur passée, Selznick, consacre le reste de sa carrière à essayer d'égaler le succès du film avec d'autres projets. Duel au soleil est lorsqu'un des plus célèbres, avec son gros budget et son Technicolor aux couleurs rougeâtres et chatoyantes.
Dès novembre 1944, soit deux ans avant la sortie du film, Selznick achète les droits du roman éponyme, rédigé par Niven Busch, à la société américaine de production RKO, en vue de consolider la carrière de Jennifer Jones. Il engage King Vidor à la réalisation, six ans après son long-métrage intitulé « Le Grand Passage », à mi-chemin entre western et aventure qui prend les guerres indiennes comme cadre historique. Selznick réécrit également lui-même le script et y apporte quelques modifications, dont la fusillade finale et la séquence d'ouverture qui présente les origines de Pearl.
Le tournage débute en février 1945, mais en août 1946, peu avant la fin, des différends entre le producteur et le réalisateur éclatent. King Vidor s'explique ainsi : « Je cherchais à avoir une bonne interprétation sans exagération ni scènes exacerbées... Mais Selznick a voulu dramatiser les scènes, rendant le tout de plus en plus grand, selon son style habituel ». Vidor ne souhaitant pas en arriver à ce que son oeuvre bifurque de la sorte et, excédé par la mainmise de son producteur sur tous les aspects du tournage, il décide donc de quitter les plateaux. Il est remplacé par William Deterle (surtout connu pour Le Portrait de Jennie en 1948) pour terminer le film.
Toutefois, plus tard, Selznick décide que ce soit le nom de Vidor qui soit crédité au générique, sans doute reconnaissant envers celui qui a réalisé la quasi-totalité du film. Précisons également que cinq ou six autres cinéastes ont apporté leur aide pour concrétiser ce projet ambitieux, dont Josef Von Sternberg, William Cameron Menzies et Otto Brower, mais de tous, seul King Vidor est resté dans la mémoire associée à cette production.
Mais finalement, c'est plus la marque mégalomane et exagérée de Selznick que celle, plus modeste, de King Vidor, qui a pris le dessus. D'ailleurs, Selznick détestait ouvertement les westerns (le film reste, d'ailleurs, sa seule incursion dans le genre). Aussi, les scènes clés du genre sont écartées ou abrégées
, à l'image de ce duel au milieu d'une rue déserte expédiée d'une manière aussi rapide que surprenante.
Ce western mélodramatique porte à l'écran quelques-unes des plus grandes vedettes de son temps, dont Jennifer Jones et Gregory Peck au-devant de la scène. Mais la qualification de « western » peut être sujette à débat. En effet, hormis la lutte entre propriétaires terriens et exploitants de chemin de fer, la beauté des paysages arides et désertiques, la présence de la cavalerie américaine, ainsi que le costume cow-boy de Gregory Peck, il n'est pas toujours facile de faire un rapprochement entre Duel au soleil et certains modèles du western, tant le romantisme et la multitude de scènes en lieux clos se rapprochent davantage d'un autre genre.
Malgré cette ambiguïté, Duel au soleil offre quelques scènes marquantes, tant par l'ampleur des moyens engagés que par certaines audaces dans la mise en scène. Difficile ainsi de passer à côté de la scène du rassemblement des cavaliers avec ses milliers de figurants, ou encore, d'audacieux mouvements de caméras,
comme lors de la clôture du film face au Rocher de la tête de squaw ou lors de la scène du bal
. Mais hormis la scène grandiose des cavaliers, l'intrigue principale ne tourne presque exclusivement qu'autour des rapports tourmentés entre Pearl et les hommes. De nombreuses séquences les mettant en scène sont d'ailleurs marquées d'un érotisme assez torride et peu commun pour l'époque, généralement censuré par les puritains américains et le Code Hays.
Le but de Selznick est d'offrir à Jennifer Jones, la femme qu'il aime mais avec laquelle il n'est pas encore marié, un rôle dans lequel on ne serait pas prêt de l'oublier. Mais cette ambition égocentrique a pour conséquence qu'on lui en a fait faire beaucoup trop et qu'il nous est parfois difficile de pardonner à son époux de producteur de l'avoir rendue à de nombreuses reprises carrément laide et insupportable à force de roulements d'yeux, de maquillage exagéré, de vilaines grimaces et de pénibles rictus. Le film est entièrement fait d'excès et d'outrances, et l'actrice est insupportable par ses manières et son surjeu.
Mais cette sexualisation du corps de l'héroïne, ces situations parfois carrément lubriques et l'atmosphère sensuelle et torride présente pendant une bonne partie du film n'est pas du goût des censeurs, qui obtiennent du producteur qu'il coupe une scène de danse lascive, jugée trop suggestive. Une bonne occasion de voir un peu moins le jeu lassant et exaspérant de l'actrice.
Réputé pour sa prestigieuse distribution, Duel au soleil profite des prestations de Gregory Peck et de Lionel Barrymore, acteurs qui sont peut-être les plus crédibles du film avec Lillian Gush. Cette dernière est d'ailleurs nommée aux Oscars dans la catégorie de la meilleure actrice dans un second rôle, tout comme Jennifer Jones, nommée dans celle de la meilleure actrice. Mais aucune des deux femmes ne remporte le trophée.
Avec un coût de production supérieur à celui d'Autant en emporte le vent, le film parvient tout de même à accumuler des recettes qui permettent de rentabiliser cette réalisation ambitieuse et colossale. Duel au soleil est l'exemple parfait de la démesure et du faste de l'âge d'or d'Hollywood. Ses décors imposants, ses innombrables figurants et ses stars présentent à l'écran participent de cette sensation de gigantisme.
Mais ce désir de grandeur atteint parfois des seuils exagérés, car au-delà du jeu de Jennifer Jones, l'utilisation exacerbée du Technicolor en est aussi un élément. Même si on peut comprendre cet usage presque abusif dans la perspective de s'inscrire dans la lignée d'Autant en emporte le vent, des plans gâchent toute crédibilité avec parfois l'impression que le ciel est en feu tant l'accent est mis sur une couleur rougeâtre vive et peu réaliste. Sans doute est-ce là une volonté de créer un reflet des passions brûlantes des deux amants, mais à trop vouloir en faire, le résultat visuel devient exagéré, sinon ridicule.
Comme dans Autant en emporte le vent, la vision des Noirs peut paraître méprisante, mais il faut quand même reconnaître que le personnage de Vasht, joué par Butterfly McQueen (dont il s'agit de la dernière présence sur grand écran avant une longue pause, justement motivée par des rôles stéréotypés), est plus amusant que condescendant.
L'influence de Duel au soleil est limitée sur la postérité, mais il n'empêche que ce film mélodramatique est l'un des premiers que le réalisateur Martin Scorsese ait vus dans sa vie, et qui l'inspira pour son futur métier, comme il le confie dans son documentaire sur le cinéma américain. De quoi tout même considérer Duel au soleil et lui donner sa chance.
Mais cette chance, force est de constater que son appréciation est très subjective. Si Duel au Soleil peut se lire comme une déclaration d'amour d'un producteur à sa muse, les codes du western sont majoritairement écartés voire oubliés, au profit d'une ambitieuse romance sur les traces de celle de Scarlett O'Hara. Même si l'intention est honorable et que la mise en scène offre quelques rares moments savoureux, le scénario est ponctué par des rebondissements incessants. Jennifer Jones change d'avis un nombre incalculable de fois tout au long du film, et même au moment de la scène finale,
alors que les deux amants sont en train de se mettre à mort et que la jeune femme a presque déchargé son arme sur Gregory Peck
, l'indécision et le changement d'avis sont encore au rendez-vous. Un film apprécié par les surréalistes et on comprend pourquoi, mais si vous cherchez de la crédibilité scénaristique, passez votre chemin et évitez ainsi l'interprétation désastreuse de Jennifer Jones.