Bien que moins tristement célèbre que "la solution finale", l’expression "zone d’intérêt", utilisée par les nazis pour décrire le périmètre de 40 kilomètres carrés entourant le camp de concentration d’Auschwitz, témoigne du même sentiment d’obscurcissement précis et inquiétant. Il s'agit d'un euphémisme utilisé avec une intention létale. En 2014, le regretté Martin Amis avait usé de ces mots pour le titre de son roman, dont l’action se déroule à l’intérieur et autour du camp.
Dans son adaptation, Jonathan Glazer cartographie le terrain géographique et psychique de la zone et de ses habitants avec une précision glaçante : "Il s’agissait de créer une arène", confie le metteur en scène, dont le processus de production a impliqué des travaux de construction et un tournage sur place en Pologne. Mais aussi l’utilisation d’un réseau de caméras de surveillance pour capturer de multiples séquences mises en scène simultanément dans le même bâtiment :
"J’ai régulièrement utilisé l’expression ‘Big Brother chez les nazis. Nous ne pouvions bien sûr pas le faire, mais l’idée était d’observer des gens dans leur vie quotidienne. Je voulais capturer le contraste entre quelqu’un qui se verse une tasse de café dans sa cuisine et quelqu’un en train d’être assassiné de l’autre côté du mur, la coexistence de ces deux extrêmes."
Lorsque Jonathan Glazer a choisi La Zone d’intérêt comme nouveau projet, il s’est plongé dans autant d’archives et de documents que possible. Pendant trois ans, le réalisateur et son équipe ont exploré différentes ressources du Mémorial et Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau. "Le but était de parcourir tous les ‘livres noirs’, les milliers de témoignages de victimes et de survivants."
"Je cherchais le moindre détail sur Rudolf Höss, sur sa femme Hedwig ou sur leurs enfants". Des photographies de la villa des Höss, notamment une de Hedwig et de ses enfants se tenant debout devant un toboggan en bois, ont été cruciales. Un matériel inestimable pour le chef décorateur Chris Oddy, dans son travail de reconstruction de la villa et du grand jardin des Höss.
La décision de tourner La Zone d’intérêt sur place a été une source de complications aussi bien logistiques que psychologiques. Jonathan Glazer se rappelle : "Vous savez, nous étions sur le sol d’Auschwitz. Ces acteurs allemands venaient incarner des personnages qui auraient pu être leurs grands-parents". Pour Sandra Hüller et Christian Friedel, la question de comment incarner l’humanité des Höss (ou leur absence d’humanité) a pesé sur leur interprétation.
Sandra explique : "Je m’étais dit que jamais, jamais je ne jouerai une nazie. C’était un réel défi pour moi de le faire. Quand des gens tournent sur cette période de l’Histoire, ils le font avec une dimension glamour qui me dégoûte. Ça suscite une sorte de sentiment de pouvoir. Voilà pourquoi je ne voulais pas le faire."
Pour arriver à obtenir la qualité détachée nécessaire pour la photographie dans La Zone d’intérêt, le réalisateur et son équipe ont utilisé des objectifs grand-angle et des cadres géométriquement centrés, dans le but d’ôter tout ce qui ressemblerait à de la beauté. "On voulait que la caméra soit comme un oeil", explique le directeur de la photographie Łukasz Żal, qui a travaillé presque entièrement avec des sources de lumière naturelles ou diégétiques.
Il ajoute : "Le plus important était de ne rien esthétiser. Il ne faut pas faire ça. Même durant l’étalonnage, nous avons fait en sorte que tout reste plat. Nous avons essayé de ne pas manipuler l’image."
The Zone of Interest a obtenu le Grand Prix au Festival de Cannes 2023.
Jonathan Glazer voulait tourner dans la maison d’origine. Après avoir visité Auschwitz et vu les vestiges de la villa des Höss vieille de 80 ans, le chef décorateur Chris Oddy s’est rendu compte de l’ampleur du gouffre entre la conception et l’exécution. Il précise : "Je voulais construire la maison, partir de zéro. C’était mon aspiration d’origine et je voulais le faire quelque part où nous serions entourés par une nature non corrompue par la présence humaine. Le facteur de complication était le statut d’Auschwitz, qui est inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO – une classification qui interdit toute construction dans un périmètre de 500 mètres. On ne peut rien déranger dans cette zone."
Glazer et Oddy ont fini par choisir un bâtiment abandonné, à 180 mètres de la vraie propriété des Höss, au bord d’un champ envahi par la végétation jouxtant Auschwitz : une vieille caserne d’officiers qui pourrait être reconstruite au centimètre près, à partir de photos et de plans d’époque. Et dans laquelle le jardin adoré de Hedwig pourrait être totalement reconstruit de zéro, avec ses plantes et ses cultures. Sauf qu’Oddy et son équipe n’avaient que quatre mois devant eux... Pour la maison, cela signifiait ajouter des fenêtres, des cages d’escalier et des porches. Un processus effrayant de re-création d’un décor primitif, qui commençait par les arbres. Oddy se remémore :
"La première chose que nous avons faite en février 2021 a été de planter les arbres, pour leur donner du temps et nous assurer qu’ils survivraient, puisqu’ils devraient être transportés. C’est très stressant de déplacer un arbre avec ses racines. Ça peut ne pas marcher. Nous avons poli et poncé les sols, replâtré les murs, et restauré les fenêtres". Le défi supplémentaire a ensuite été d’intégrer des espaces dans les décors pour y loger les caméras.
La Zone d'intérêt a obtenu 2 Oscars, celui du meilleur son et celui du meilleur film étranger.