Après l'obtention de son bac, Aude-Léa Rapin est partie dans les Balkans et y est restée dix ans... En Bosnie, son point de chute était Francis Bueb, qui avait créé le Centre André Malraux à Sarajevo et dont l’histoire était comme une légende pour elle. La réalisatrice se rappelle : "En arrivant là-bas après mes trente heures de voyage, je sonne au Centre et c’est Jean-Luc Godard qui m’ouvre, dans un nuage de fumée de cigare. Je n’avais jamais vu un film de lui mais sa tête me disait quelque chose. Francis Bueb me dit « Jean-Luc passe la soirée à la maison, t’as qu’à venir aussi », et je me suis retrouvée avec eux, sans rien savoir de leur monde. Cette soirée a infusé en moi, c’est comme si j’étais venue à Sarajevo chercher ce que j’ai trouvé en sonnant à cette porte. L’envie de culture, l’envie de voir des films, l’envie d’avoir accès à des discussions passionnantes et passionnées."
C'est après son long séjour en Bosnie que Aude-Léa Rapin est rentrée à Paris et s'est dirigée vers le cinéma. Elle se rappelle : "De retour à Paris, j’ai réalisé que toutes ces années à observer la vie des autres m’avaient donné la nécessité de raconter mes propres histoires. Je me suis lancée dans le concours de l’Atelier scénario de la Fémis sans trop savoir où j’allais. J’ai eu la chance de tomber sur Jean Bréhat qui était président du jury (ndr : et producteur au sein de 3B Productions) et qui m’a donné ma chance."
Si l'histoire des Héros ne meurent jamais prend racine dans l'expérience bosno-serbe de Aude-Léa Rapin, la thématique de réincarnation vient d'un sans-abri croisé dans une rue près du marché d’Aligre, dans le 12ème arrondissement de Paris. Comme dans le film, il avait trouvé une manière originale de gagner sa vie et d’intéresser les passants : leur raconter une histoire sur eux en les déroutant. La réalisatrice l'a écouté pendant deux ou trois jours et l’histoire de la réincarnation est venue de là. Elle précise :
"Cela s’est croisé avec une autre histoire, un documentaire que j’ai tourné sur une femme de Srebrenica, Hajra Catic. Elle avait reçu une mystérieuse carte anonyme qui lui décrivait le lieu où était mort son fils, Nino, tué pendant le génocide. Elle le cherchait désespérément et voulait l’enterrer dignement. Cette dame luttait contre un cancer, elle était épuisée, elle m’a confié la carte et m’a chargée d’aller retrouver le corps de Nino dans les montagnes de Srebrenica."
"On partait sur les traces d’un inconnu, qui avait à peu près notre âge, 23 ans, dans un pays qui ressemble au nôtre – car la Bosnie n’est pas au bout du monde. C’était un travail intense sur le deuil, la mort, je parcourais des champs de mines avec un éclaireur muni d’un détecteur. Cette quête a couru sur un an de ma vie, elle a abouti à un film, Nino's Place (2010). Et puis un jour le mystérieux envoyeur de la carte s’est présenté à moi. Cette rencontre m’a beaucoup émue, c’était un survivant du génocide qui avait pris une balle dans la gorge, il pouvait à peine parler."
"Ça m’a rappelé cette phrase de Rivette qui disait qu’un film porte toujours en lui le documentaire de son tournage. Je trouve ça très juste. Ce documentaire et l’histoire du sans-abri m’ont hantée au point de me lancer dans l’écriture des Héros. L’idée de la proximité avec la mort est encore plus évidente dans un pays comme la Bosnie où planent les fantômes errants d’une guerre récente, comme s’il n’y avait jamais de fin à la fin d’une guerre. Tout ça m’a donné l’idée d’un film où le personnage s’embarque pour se confronter à sa propre mort sans trop savoir où il met les pieds."
Les Héros ne meurent jamais a été présenté à la Semaine Internationale de la Critique au Festival de Cannes 2019.
En compagnie du directeur de la photographie Paul Guilhaume, Aude-Léa Rapin a opté pour une esthétique âpre et a cherché à faire une fiction s'apparentant à un documentaire. La cinéaste raconte : "Alors on en a tout simplement adopté et la légèreté et les codes. La légèreté dans le sens d’une toute petite équipe, souple, débarrassée des contraintes trop complexes. Et les codes dans le sens où il fallait que l’on puisse croire que ce film captait sur le vif des situations imprévues. C’est comme si ce film m’avait obligée à refuser la mise en scène pour chercher plutôt à développer un point de vue. Finalement, ce choix nous a imposé pas mal de contraintes telles que les plans séquences, mais aussi et surtout une ligne directrice très claire. Chaque fois que l’on essayait des choses plus soignées, plus travaillées, le film semblait les rejeter."
Aude-Léa Rapin connait Jonathan Couzinié (l'interprète du personnage de Couzinié) depuis le lycée. A La Roche-sur-Yon, ils avaient formé une sorte de contre-pouvoir à ce qui les entourait. "On était une jeunesse qui se crashait, c’était l’époque de l’effondrement des industries en Vendée et nous, on se disait "un jour on fera plein de choses, des films…". Il a fait la Comédie de Saint-Etienne sans avoir son Bac, moi j’ai voyagé… On s’est dit "vivons, grandissons, apprenons de la vie"… On a fait nos courts métrages ensemble. Puis il y a eu ce prix à Clermont-Ferrand, doublé du prix d’interprétation pour lui. On a voulu continuer comme ça ensemble, on a associé Antonia (Buresi) parce qu’elle avait une démarche théâtrale au sens noble du terme, c’est-à-dire orientée vers la recherche. On a appris tous les trois les uns avec les autres", se souvient la cinéaste.