Dans une Amérique où des plaintes d'agressions sexuelles à répétition n'empêchent nullement un type tout aussi obscène qu'orange d'être élu au poste suprême en 2016, l'omerta trop longtemps entretenue sur les victimes de ce genre d'abus commence à se fissurer.
Encouragée par leurs pairs, notamment lors de la "Women's March" de 2017, la parole des femmes se libère peu à peu dans tous les milieux et celui de l'industrie hollywoodienne n'échappe pas à la règle, avec le nom d'Harvey Weinstein en ligne de mire. Deux journalistes du New York Times, Jodi Kantor et Megan Twohey, allient leurs efforts pour lever le voile sur les agissements scabreux du producteur depuis les années 90...
En plus de l'accumulation incessante de faits divers à ce sujet, les documentaires ou les fictions qui s'intéressent à l'ampleur de ce cas ("The Assistant" avec Julia Garner, où l'ombre du produc-préda-teur planait déjà, est aussi à découvrir), voici le film d'enquête journalistique consacré à l'affaire Weinstein, se focalisant sur la genèse de l'article qui va faire l'effet d'une déflagration au sein de la bulle du cinéma hollywoodien et, plus largement, devenir le réel détonateur du courant MeToo aux États-Unis, puis à travers le monde.
Peut-être le public se pense-t-il aujourd'hui trop familier des tenants et aboutissants de cette affaire ? Peut-être est-il un brin lassé par l'overdose médiatique autour de celle-ci et des autres révélées dans son sillage ? Ou peut-être encore a-t-il vu le long-métrage de Maria Schrader comme le parfait prototype du candidat aux Oscars surfant opportunément sur un sujet en vogue, inscrit ici qui plus est dans un récit à la "Spotlight", vainqueur du Graal du Meilleur Film en 2015 ? Toujours est-il que, malgré son très bon accueil critique, "She Said" est un échec commercial à peu près partout où il sort en salles, n'attirant manifestement qu'un nombre très limité de spectateurs.
À dose variable, le mélange de ces trois hypothèses dans les esprits en est sans doute la première cause et, même si on peut le comprendre (moi-même, j'ai un peu hésité à m'y aventurer), il faut bien avouer que "She Said" déjoue une majeure partie de ces préjugés pour nous présenter l'affaire Weinstein, de ses balbutiements à l'explosion du scandale, sous un jour nouveau et captivant. Certes, "She Said" s'inscrit bien dans la veine classique du film dit "de journalisme" mais tous ses rouages vont être ici mis au service, avec talent, à la révélation ahurissante des agissements d'ordre systémique du porc ayant donné toutes ses lettres de noblesse -enfin, si l'on peut dire- à celui du hashtag BalanceTonPorc.
Après un prologue saisissant qui, en deux courtes scènes, dévoile l'attrait naïf du feu des projecteurs et ce qui peut en ressortir de pire une fois ceux-ci éteints, "She Said" installe le contexte de ce passé très proche et présente le quotidien des deux journalistes/pionnières de cette affaire, le tout avec la volonté d'aborder rapidement leurs vies intimes (on comprend que chacune trouve chez l'autre une forme de réponse/soutien à des défaillances personnelles) pour se concentrer sur la force d'un duo que rien ne va arrêter dans la tempête qu'il s'apprête à provoquer.
Au gré de témoignages de victimes où le même passage sordide dans une chambre d'un luxueux hôtel a brisé à jamais bon nombre d'existences, les deux journalistes vont découvrir le mode opératoire d'un monstre s'épanouissant pleinement dans l'ombre de son statut imposant pour satisfaire son appétit sexuel insatiable. Grâce à une emprise tentaculaire pour ensuite faire taire une à une les voix de ses proies, même les plus susceptibles de lui causer des problèmes, qu'elles soient d'ailleurs devenues célèbres ou non (les noms de Rose McGowan, Gwyneth Paltrow et Ashley Judd elle-même font partie intégrante de cette enquête), Weinstein a pu continuer à agir dans l'aveuglement général, allant même souvent jusqu'à créer un sentiment de culpabilité chez ces femmes dont les cris sont restés sans réponse. Comme les héroïnes et ces victimes submergées par les souvenirs de ces agressions, le spectateur ne peut être alors que pris à la gorge par le poids de leurs souffrances ainsi délivrées (ou non, certaines choisissent de continuer à se taire derrière des visages qui ne trompent pas) mais, surtout, par ce silence mutuel qui a suivi et les a poursuivi des années durant.
Et c'est cet effet domino, provoqué par les déclarations de l'une ou de l'autre, que "She Said" va particulièrement bien mettre en lumière, avec les fils que vont démêler les journalistes pour pousser ces douleurs individuelles à s'unir sans le savoir dans un récit qui, on le sait, va provoquer le début de la chute de leur bourreau. Poussé dans ses derniers retranchements par ses pourfendeuses dont il connaît la teneur de l'enquête, Weinstein va d'ailleurs se comporter comme la bête blessée qu'il est, agitant désespérément tous les leviers du système qui l'ont protégé jusqu'alors pour leur faire ressentir son vaste pouvoir de nuisance longtemps réservé à ses seules victimes.
Insinuant un climat de paranoïa de plus en plus palpable à l'amplitude dévastatrice des manipulations de Weinstein sur le long-terme (dont Maria Schrader suggère habilement la violence sans jamais la montrer), "She Said" crée un engrenage prenant, où le malaise toujours plus croissant de la découverte de ces faits durement tus ne peut que nourrir la flamme du combat en mode David contre Goliath mené par les deux journalistes, avec pour finalité le secret espoir d'harponner une bonne fois pour toutes le monstre par leurs mots et ceux de ses propres victimes.
On en connaît évidemment tous la conclusion mais, si aujourd'hui l'affaire Weinstein a été salvatrice pour libérer la parole de bien d'autres femmes et leur accorder le crédit qu'elles méritaient, jusqu'à en banaliser la portée parfois, "She Said" est un film qui nous rappelle les incroyables difficultés du chemin parcouru pour en arriver là.
Le silence a tellement été de mise pendant des décennies qu'une nouvelle voix se donnant la mission d'en retracer les méandres tortueux de l'intérieur ne peut qu'éveiller notre intérêt , surtout si elle est accompagnée de l'intelligence indispensable à cela (et d'un duo irréprochable d'actrices comme Carey Mulligan et Zoe Kazan).