En 2003, Guillaume Giovanetti et Çağla Zencirci ont lu "Les langages de l’humanité", un livre de 2 000 pages. Un paragraphe anecdotique y mentionnait l’existence d’un petit village au nord-est de la Turquie où les habitants parlent une langue sifflée. Cela avait profondément marqué les cinéastes, ces derniers ayant beaucoup travaillé sur les langues et les possibilités de communication. Ils se rappellent :
"Alors que nous voyagions dans la région de la Mer Noire en Turquie en 2014, la langue sifflée est revenue à notre esprit, et nous avons cherché le village en question. Nous voulions aller à la découverte de cette langue, savoir si elle existait vraiment, et étions animés par une curiosité d’ordre quasi ethnographique. Nous avons découvert Kusköy - qui signifie village des oiseaux. Nous craignions un peu que ça ne soit que du folklore, que seuls quelques vieux parlent cette langue. Ça n’a pas été le cas. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas une langue éteinte. Les adultes la maîtrisent tous parfaitement. Mais bien sûr, la génération biberonnée aux téléphones portables la comprend moins bien. Alors les villageois ont commencé à l’enseigner à l’école, donc les enfants la pratiquent. Et dès que les smartphones ne captent plus en montagne, ça commence à siffler. Le son se diffuse beaucoup mieux ainsi. La langue sifflée n’est pas un code comme le Morse mais une véritable retranscription en syllabes et en sons de la langue turque."
Sibel est le troisième long-métrage réalisé par Guillaume Giovanetti et Çağla Zencirci après Noor (2014) et Ningen (2015). Les deux metteurs en scène, qui sont en couple dans la vie, expliquent au sujet de leur collaboration : "Au fil des quinze dernières années, nous avons vraiment appris à travailler ensemble. Nous disons toujours que si l’un n’est pas là, l’autre ne peut pas faire de film. Nous avons une façon de fonctionner qui repose sur le partage, quels que soient les projets et les pays que nous investissons. A force de collaborations, nous sommes devenus pleinement conscients de nos forces, et de nos faiblesses… Et comme nous sommes ensemble, le travail ne s’arrête jamais. A quatre heures du matin, on peut se réveiller pour une idée et se la raconter. Il existe entre nous une espèce de flux tendu. On confronte régulièrement nos regards et nos points de vue."
Lors de leur premier voyage, Guillaume Giovanetti et Çağla Zencirci se sont retrouvés un jour face à une jeune femme du village, dont ils ont eu l’impression qu’elle était muette et qu’elle ne parlait qu’avec la langue sifflée. "Elle a subitement disparu dans la nature. C’est elle qui nous a inspiré le personnage de Sibel. Nous avons par la suite passé du temps au café du village, qui est le centre du monde. Une seule route s’y déploie. Voir la vie s’y dérouler donne des dizaines d’idées de fictions par minute. On a construit graduellement le personnage de Sibel et notre histoire en écoutant les villageois, en nous nourrissant de leur vécu. Nous sommes revenus de nombreuses fois à Kusköy pour creuser le récit. Nous avons façonné Sibel comme un personnage de fiction, car notre envie était de faire l’expérience, pour notre 10e film ensemble, de diriger une vraie actrice", se souviennent les cinéastes.
Etant particulièrement sensibles à la culture japonaise et ayant vécu au Japon quelques années pendant la fabrication de Ningen, l’animation japonaise fait indéniablement partie des références de Guillaume Giovanetti et Çağla Zencirci. Ces derniers expliquent toutefois : "Mais, même si nous l’adorons, nous n’avons pas pensé à un film précis en fabriquant le film. Il y avait toutefois des références un peu plus conscientes. Nous pouvons citer le personnage de Mia dans Fish Tank d’Andrea Arnold, Rosetta des frères Dardenne, qui nous avait saisis à l’époque, ou encore Winter’s Bone avec Jennifer Lawrence. Ce sont de grandes héroïnes qui amènent du cinéma avec elles, et nous y avons été sensibles."
Il n’y a aucune musique dans Sibel. Guillaume Giovanetti et Çağla Zencirci justifient ce choix : "Nous concevons rarement nos films, au départ, avec de la musique. Cette question intervient seulement en fin de processus. Sur Sibel, comme ça avait été le cas sur Noor, nous pensions qu’il y en aurait. Mais cette fois-ci, la table de montage l’a constamment repoussée. Nous n’avions jamais rien vécu de tel. Le film n’a purement et simplement pas voulu de musique. Il arrive que l’oeuvre soit plus forte que vous, ça a été le cas ici. Pour le générique de fin, en guise de compensation, nous avons toutefois fait un choix marqué de musique, féminin et radical, qui continue de faire exister le personnage de Sibel, différemment, au-delà du film."
A partir de la première rencontre avec cette fille ‘muette’, Guillaume Giovanetti et Çağla Zencirci ont passé beaucoup de temps sur place pour s'inspirer de la vie des gens. Il s'agissait de l’étape majeure du processus d'écriture. Ils développent : "Nous avons par exemple dormi chez le maire du village, qui nous a toujours réservé un accueil incroyable, dans la maison qui a servi de décor au film. Nous dormions dans la pièce qui est la chambre de Sibel dans le film ! Les habitants nous ont parlé de leur passé de manière très enthousiaste. C’est par exemple ainsi que nous avons glané le Mythe du Rocher de la Mariée, très important dans le film. Ils étaient à l’aise mais se demandaient pourquoi nous prenions autant de temps avant de filmer ! Ils sont en effet habitués aux caméras parce que plusieurs documentaires et études filmées ont été réalisés là-bas, qui s’intéressaient uniquement à la langue sifflée. Dont un reportage français des années 60, avec des villageois scannés aux rayons X pour analyser ledit langage. C’est ce qu’on voit au début du film."