Dans le dernier plan (inoubliable) de son précédent film, « Cemetery of splendour », Weerasethakul nous abandonnait en suspens, perdus dans le regard hébété de son personnage. Un regard vide, celui d’une sidération psychique, où l’expérience de quelque chose de profond, d’inconnu (de jamais vu) finissait par créer un hors-soi. Et il y avait comme la promesse de nous rattraper au fil de son prochain long-métrage, que voici enfin, « Memoria ». Weerasethakul, tout d’abord, emmène son cinéma ailleurs, se fait l’étranger lui-même. Il tourne en Colombie, avec une actrice réputée (pour son talent mais aussi pour sa profusion de rôles parfois agaçants), en langue espagnole et anglaise. Cela suffit, et pourtant c’est magnifique de voir à quel point le cinéma de Weerasethakul est un art de l’adaptation ; il est central que le film se déroule ici et pas là-bas, et quand bien même, il garde ce mystère immédiat, énigmatique, des grands cinéastes : de ceux que l’on reconnaît à leur façon de filmer les arbres, le vent. (Qui d’autre? Ozu? Dreyer?). Ne serait-ce qu’à ce constat il me semble évident, plus que jamais, que Weerasethakul est devenu le maître du cinéma mondial, ni plus ni moins. En trois plans, longs, beaux, complexes, il se passe quelque chose, un regard sur le monde est posé : le cinéma est en marche.
Au jamais-vu de « Cemetery of splendour » succède ici un jamais-entendu, au sens de l’inouï : le film s’attache à décrire avec précision et imagination l’univers sonore du monde. Il commence dans la tête d’une femme (un « bang » intime, qui se répète, signe d’anxiété avec lequel on se familiarise), éclate ici et là au coin d’une rue... et il devient mémoire, transmission, reproduction. Dans « Memoria » il y a trois grandes idées scénaristiques (mot que l’on oublie de dire chez Weerasethakul, mais qu’il faut bien dire) : l’acoustique, la paléontologie et la botanique. Etranges liens mais qui, bien sûr, sont des formes du monde, des actions de sens et, surtout, de signes ; car c’est bien un cinéma de signes que fait Weerasethakul, loin, bien loin des nécessités narratives du monde moderne. Lui, raconte une histoire comme un mage, avec des bribes, des sons, des emboîtements, des mondes entiers contenus dans une petite lanterne magique. Et son cinéma est si ouvert aux perceptions que tout signe finit par s’interpréter pour trouver notre place dans le monde. Jessica, victime de ce bang traumatique, cherche à comprendre, à donner un sens - pas médical, mais métaphysique. Comme toujours chez Weerasethakul on retrouvera le lien entre la ville et la campagne, qu’il filme avec un génie bien différent mais tout aussi clair que Murnau, et on retrouvera surtout le parcours des signes d’un plan dans un autre, réminiscence (l’os du crâne, le tunnel / les prénoms qui s’emmêlent comme dans une brèche temporelle / la question du double et de la réincarnation / les intermèdes musicaux) ou continuité - voir comment le passage d’un cadre à l’autre semble coulé grâce au mouvement intérieur et aux entrées de champ (les plans magiques avec le chien errant). Chez Weerasethakul, il y a la création (on invente, on produit le son), la protection (les fleurs) et la recherche (les ossements). Ainsi le film parvient à trouver le vertige magique qui fait du cinéma un endroit où l’on se perd en-dedans, dans l’acceptation d’un temps qui coule infiniment, à la recherche de soi, de ce que veut dire la sensation des choses, dans un temps qui est tellement le présent qu’il est halluciné par son propre déroulement. Surgissent des visions, calmes, bouleversantes, des images pures, des morceaux de nature que Weerasethakul ne cesse de filmer comme des petits carrés de paradis originel. Cinéma où l’on sent de quelle chaleur sont faits les rayons du soleil et de quel bruit sont faites les villes. Cinéma qui invente une mémoire au monde, jusqu’à cette ultime séquence où le son du passé, connecté par le toucher entre Jessica et Hernan, vient délivrer sa vérité. Cinéma thérapeutique où la métempsycose trouve sa traduction expressive immédiate, une simple image avivant des mondes entiers sous le regard du cinéaste. C’est la force de ce regard unique qui nous absorbe comme d’un acte sorcier, venant toucher loin, très loin, des émotions et des états qui nous étaient étrangers jusqu’alors - jusqu’à cette hébétude sans fonds.
Weerasethakul est en cela absolument génial : il révèle l’ineffable en filmant d’infimes petits gestes abstraits, et pourtant, le monde est devant nous, énigmatique et grand.