Imaginez un élastique en guise de destinée.
D'abord distendu, celui-ci s'accroche à une petite ville de l'Ohio où un soldat de retour du front des Îles Salomon s'arrête par hasard. Après avoir y rencontré la femme de sa vie, il décide tout naturellement de s'y installer pour fonder une foyer où naîtra le petit Arvin.
Étiré ensuite par une série d'événements provoqués par des protagonistes se perdant dans l'aveuglement de leurs croyances pour cacher leurs traumatismes, leurs folies ou leurs pires perversions, cet élastique va se tendre sur des années et des kilomètres jusqu'à atteindre une autre bourgade de Virginie Occidentale, théâtre de la nouvelle vie d'Arvin, aujourd'hui jeune homme et protecteur de Lenora, une sœur dont le hasard a voulu que le parcours résulte de la même spirale.
Lorsque Lenora se retrouve elle-même prise dans les griffes d'une des figures les plus déviantes que la religion puisse produire, l'élastique va alors atteindre son point de rupture. En se brisant, il frappera de plein de fouet Arvin et tous les personnages croisés jusqu'ici et, dans un chaos qui les fera se percuter entre eux avec la plus grande violence, les ramènera là où tout a commencé...
La multiplicité des points de vue par parties dans le livre de Donald Ray Pollock ne rendait sans doute pas son adaptation cinématographique a priori aisée mais on peut dire que le scénario écrit par Antonio et Paulo Campos s'en sort plutôt admirablement bien pour rendre justice à la noirceur de cette fresque sur la perdition d'une Amérique profonde face à ses contradictions les plus malsaines. Narré d'ailleurs ici malicieusement par l'auteur lui-même, le film reprend cette construction en élastique s'étirant puis se refermant autour d'Arvin tout en réussissant à faire vivre les nombreux personnages qui auront un impact plus ou moins direct sur son évolution.
Certes, la traduction des divers masques fondés pour la plupart sur une image religieuse tronquée (d'autres le sont au sens plus générale d'une vocation), utilisés à la fois par les plus faibles comme des refuges à leurs tourments et par les prédateurs pour dissimuler leurs bas-instincts, sera quelques fois redondante sur la logique même de leur dénonciation mais le moule de destins croisés dans lequel ils seront fondus les fera toujours intervenir à la juste valeur de leur influence vis-à-vis du périple existentiel vécu par Arvin.
De plus, là où le roman avait forcément plus de facilités à caractériser certains personnages par de plus amples développements à l'écrit, son adaptation bénéficie elle d'un argument imparable pour contourner ce problème : son casting de taille ! Le talent d'acteurs de la trempe de Bill Skarsgård, Robert Pattinson, Riley Keough, Haley Bennett, Sebastian Stan, Eliza Scanlen, Mia Wasikowska, Jason Clarke ou Tom Holland permet en grande partie de donner une vraie envergure à des personnages qui, sur le papier, sont soit plus fouillés (le couple incarné par Keough et Clarke notamment, ici surtout définis par la cruauté de leurs agissements), soit plus attendus sur la facette sombre du discours qu'il incarne (Pattinson transcende assez clairement ce rôle de pasteur dont on comprend très vite la nature).
Alors, oui, même visuellement par ses va-et-vient entre les lumières et les ténèbres sur les actes qui se jouent dans cette partie des États-Unis étouffée par son puritanisme d'apparat, "The Devil in All Time" s'inscrit dans la veine classique d'un certain cinéma américain au regard autocritique lui-même inspiré par ses plus grands auteurs littéraires (Daniel Day Pollock en est un éminent émissaire contemporain), il n'atteint peut-être pas de fait la force de plus grands classiques passés avant lui, mais, par sa généreuse profusion de portraits éclectiques démontrant la décadence US et son habileté à les associer au sein d'un même récit, le film d'Antonio Campos a tout d'un représentant plus que solide en son genre.