L’arrivée du numérique qui s’est rapidement imposé dans bien des domaines, bouleversant les habitudes et les repères de plus d’un responsable, valait bien de faire l’objet d’une fiction de cinéma, d’autant plus que le septième art est l’un des secteurs les plus bouleversés par ce phénomène. Mais c’est le monde de l’édition de livres que Olivier Assayas a davantage privilégié dans son film, mettant en scène Alain (Guillaume Canet), le directeur d’une vénérable maison d’éditions, et Léonard (Vincent Macaigne), un écrivain qui s’est spécialisé dans l’autofiction. Autour de ces deux-là gravitent des personnages investis dans d’autres secteurs, en particulier une actrice (jouée par Juliette Binoche) devenue célèbre pour le rôle qu’elle interprète dans une série policière et une attachée parlementaire (jouée par Nora Hamzawi). Sans oublier une séduisante experte de la transition numérique (jouée par Christa Théret).
Tout l’art d’Olivier Assayas est d’avoir réussi à placer tous ces personnages dans des controverses et des débats au sujet du numérique et des problèmes d’édition en général sans jamais verser ni dans la redondance ni dans des discussions oiseuses paraissant déjà complètement dépassées au moment même où elles sont prononcées. Il y a un peu de cela quand même, il faut le reconnaître, et, peut-être que d’ici peu de temps, le film paraîtra avoir pris un gros coup de vieux. Il perdurera néanmoins comme témoin d’une époque de doutes et de remises en question. Entre tel personnage qui ne jure que par l’édition sur papier, se refusant de lire quoi que ce soit sur une tablette ou une liseuse, et tel autre qui, au contraire, trouve que rien ne vaut, de nos jours, l’écriture de livres numériques, de blogs, voire de tweets, il y a de la place pour de multiples opinions. Les données elles-mêmes varient à la vitesse grand V : ainsi au début du film est-il affirmé par un des personnages que l’édition de livres numériques met en péril l’édition sur papier alors que, lors d’une scène suivante, quelqu’un affirme le contraire.
Quoi qu’il en soit de ces discussions sans fin, c’est le rythme imposé au film qui le rend assez captivant. Les répliques fusent sans arrêt, donnant à certaines scènes un ton, une couleur, un tempo qui font songer à quelques-unes des meilleures « screwball comedies » de l’âge d’or du cinéma hollywoodien. Cette comparaison est d’autant plus pertinente que, si le film d’Olivier Assayas prend pour sujet celui de l’arrivée du numérique dans le monde de l’édition, il le fait en l’entrelaçant de marivaudages des plus divertissants. Car, bien sûr, entre les divers personnages du film, s’opère aussi un joli jeu de séductions et de tromperies, un jeu d’autant plus piquant, d’autant plus hasardeux, que l’un d’eux, Léonard, est un écrivain qui ne sait écrire que de l’autofiction. Autrement dit, chacune de ses aventures galantes a de grandes chances d’être racontée en long et en large dans son prochain ouvrage. Et même s’il prend soin d’utiliser des pseudonymes, évidemment, personne n’est dupe, personne ne s’y trompe, les allusions aux personnes réelles demeurent on ne peut plus claires. Or, et c’est la jolie pirouette finale de « Doubles Vies » (que, bien sûr, je me garde de révéler), ce Léonard lui-même, écrivain qui ne sait pondre que ce genre de livres plutôt douteux, même lui est capable de devenir l’auteur d’un chef d’œuvre (à condition que ce ne soit pas de son domaine, celui de l’écriture !).